Décembre c’est l’heure des bilans. Remarquez, moi je ne vois
pas ça de même. Décembre, c’est le début de l’hiver, de la blancheur, de la
glace sur le fleuve et de la lumière crue du soleil. C’est aussi le plaisir de
marcher dans la tempête, d’affronter la bourrasque, de grimper une montagne, de
patiner, patiner, patiner… mais bon.
À l’intérieur, il y a la musique, beaucoup, beaucoup de
musique en ce qui me concerne, de la musique sans âge surtout. Je ne m’y
entends guère avec les rythmes robotiques, électro-machins, la pop rototono qui
est tellement la même partout, particulièrement au Québec où l’on a
l’impression qu’à peu près tout le monde écrit la même chanson sur les mêmes
thèmes nombrilistes. Heureusement,
il y a les exceptions.
Et mon exception à moi, en musique québécoise, c’est Avec
pas d’casque. Ces mélodies lentes, lentes, qui nous mènent comme à dos
d’un cheval pas pressé, au cœur d’une poésie infiniment intime. Le nouvel opus,
Effets
spéciaux, est exemplaire du savoir dire du groupe du poète et cinéaste Stéphane
Lafleur. Tiens, on prend n’importe quelle chanson… voilà, Il fait noir de bonheur. On l’écoute et on lit le texte, une partie
du moins…
Bonjour neige
Bonjour fruit
Bonjour femme dans ma vie
Qui m'apaise
Garde-moi loin de la peur
Il fait noir de bonne heure
Quand l'hiver nous travaille au noir
Quand le froid nous vandalise
Tu dis : « Callons malade
Pour le restant de
nos vies ».
Ou alors Autour…
Je suis venu te dire que je ne changerai pas
Mais si tu veux t’étendre dans mes travers
Il reste un peu de vielle lumière
Autour …
Je ne vous
en dis pas plus, ce serait faire injure à ces champions de l’économie. Mais si
vous voulez en savoir plus, je vous propose l’entrevue d’Émilie Côté, dans La presse .
Jean-Sébastien Bach, toujours
Je n’ai
qu’un maître de musique, c’est Bach, le vieux cantor de Leipzig. Tiens, en
voilà un cliché! Comme s’il n’avait pas été jeune, baveux et désinvolte, le
J.S… mais bon, on dit vieux parce qu’on pense aux monuments de la fin de sa
vie : l’Art de la fugue, la Messe en si, l’Offrande musicale. Mais son œuvre est immense d’œuvres
pour solistes; suites, partitas et sonates pour violon, clavecin, violoncelle,
flûtes, concertos pour moult instruments, et centaines de cantates, ces œuvres
religieuses chantées comme un intermède bienfaisant au cœur du long et ennuyeux office dominical luthérien.
Chacune de ces musiques est un miracle d'inventions et de couleurs jamais redondantes, toujours renouvelées, quelque soit
l’occasion, la fête ou la mort, la joie où la tristesse. Partout, en tout
temps, de l’exaltation.
Comme dans
ce disque magnifique du haute-contre Philippe Jarrousky qui s’intitule Sacred cantatas en bon anglais
et qui réunit le Jean-Sébastien à un de ses célèbres contemporains, Georg
Philipp Telemann. Au total, quatre cantates, deux par chacun. Bon, Telemann
n’est pas Bach, et ses deux œuvres valent surtout pour leur rareté sur disque.
Bien que fort belles, elles ne soutiennent pas vraiment la comparaison avec les
deux monuments : la lyrique Vergnügte
Ruh, beliebte Seelenlust, BWV 170 et
la bouleversante Ich Habe genug, BWV 82.
Entre
récitatifs et airs enrobés des violons et des hautbois de l’Orchestre baroque
de Fribourg, l’art délicat de Jarroussky s’épanouit, tout en lumière, malgré la
gravité des certaines œuvres. C’est mon disque « classique » de
l’année!
Jazzons!
Le pianiste
de jazz Brad Mehldau est devenu le
maître contemporain de son instrument, tant en tant qu’interprète que
compositeur, arrangeur aussi à l’occasion. D’ailleurs, le qualifier de pianiste
de jazz est un peu réducteur. Il a collaboré, au cours des dernières années,
avec de très grandes chanteuses de l’art lyrique, la soprano Renée Fleming et
la mezzo Anne-Sofie von Otter dans des projets originaux allant de la création
contemporaine à… la chanson française.
Mais bon,
ici on cause jazz et deux fois plutôt qu’une. Le Brad Mehldau mûr a accouché de
deux galettes superlatives au cours de l’année : le magnifique Blues and Ballads, avec son
trio, au printemps dernier et, cet automne, un duo avec son ami le saxophoniste
ténor Joshua Redman, intitulé Nearness.
Commençons
par ce dernier et la composition qui a donné son titre à l’album, The Nearness of You, une longue, lente
et intense ballade qui permet aux deux musiciens d’improviser tout leur saoul.
Alors que le piano de Mehldau est tout de tendresse, le solo de Redman,
proprement inouï, est en soi un chef-d’œuvre d’imagination. Et puis, il y a
Thelonious Monk que les deux compères prennent un malin plaisir à revisiter
dans In Walked Bud, Charlie Parker
dans Ornithology et quelques
originaux de chacun des musiciens en présence. Tout est brillant sur cet album,
la virtuosité imparable de Redman, ou le style incantatoire de Mehldau qui sait
si bien y faire pour augmenter l’intensité jusqu’à l’insoutenable. Ah, oui, le
tout a été enregistré en concert, lors d’une tournée en Allemagne et juillet et
août 2011. Les Allemands sont drôlement respectueux. S’il n’y avait les
applaudissements à la fin, on ne saurait même pas qu’ils sont là!
Quant au Blues and Ballads, il s’agit du meilleur
de la douzaine d’albums en trio du pianiste… à mon goût, qui exige autant de
sensibilité et de beauté que de virtuosité à l’improvisation. On a droit à
uniquement des reprises sur ce disque, des proprement jazzistes, comme le Cheryl de Charlie Parker ou pop, comme
le And I Love Her de
Lennon/McCartney que vous pouvez entendre ici, ou encore des
« standards » comme Since I
Fell for You (LE vrai blues sur l’album) ou I Concentrate on You. Bref, vous aimez vos 5 à 7 tendres, riches et
intenses, Blues & Ballads devrait
vous séduire.
Je ne
connais pas beaucoup Nels Cline,
sinon qu’il est guitariste dans le groupe Wilco. Ainsi, avant qu’un brillant
ami ne porte à mon attention cet album des plus étonnant mettant en vedette un grand orchestre de jazz, Lovers. Je ne savais pas qu'il avait animé un trio de quasi free jazz, des années durant, mais aujourd'hui je sais que c'est un sacré mélodiste et tout un arrangeur. J'ai beau ne pas avoir particulièrement d'affinités avec les big bands, hormis celui de Duke Ellington, j'ai été séduit par celui de Cline. Blue Note ne s'y est pas trompé.
Folk, Folk, folk…
Il me faut
l’avouer, depuis quelques années c’est le folksong
qui m’anime. C’est dans ces chansons à texte, engagées pour la plupart, que je trouve quelques-unes des plus
enivrantes extases musicales. Cette années ne fait pas exception où la jeune Leyla McCalla, l’irréductible Billy Bragg, l’émouvant Chaim Tannenbaum et les trop regrettés Allen Toussaint et Leonard Cohen ont fait paraître de superbes disques.
Commençons
par la jeunesse avec la jeune chanteuse violoncelliste louisianaise, Leyla
McCalla. En fait, elle new-yorkaise de naissance… de parents haïtiens
pour faire simple. Déménagée à La Nouvelle-Orléans pour y repérer ses racines
francophones. C’est plus chaud que Montréal, quand même… Et puis, elle a marié
un Tremblay du Saguenay. Marié? En tout cas, c’est son conjoint. C’est le
groupe blue grass Noir Carolina
Chocolate Drops qui l’a découvert en 2012, alors qu’elle jouait… les suites
pour violoncelle seul de J. S. Bach dans les rues néo-orléanaises. Rien que ça.
Son premier album, un hommage au poète Langston Hughes, Vari-Colored Songs, a connu un fort beau succès critique. Le
second, A Day for
the Hunter, A Day for the Prey, paru ce printemps, reprend
plusieurs mélodies d’origines haïtiennes et louisianaises, la merveilleuse dame
poursuivant sa recherche des traditions francophones du Sud de l’Amérique du
Nord. Ce qui ne l’empêche pas de nous servir une magnifique Vietnam (Almer Jay) et une chavirante Little Sparrow (Ella Jenkins,
popularisée par Dolly), de l’Américana pur. Ajoutons la participation du guitariste Marc Ribot et de la
remarquable chanteuse Rhiannon Giddens, on a là un des plus beaux disques folk
que j’ai entendu cette année!
Et tout
juste à côté, il y a ce magnifique disque éponyme de Chaim
Tannenbaum? Qui? Chaim
Tannembaum, membre à vie depuis les années 1960 du clan
McGarrigle-Wainwright. Un Montréalais donc, qui à 68 ans, fait paraître en toute
discrétion, son premier disque. C’est que, voyez-vous, s’il a participé à des
dizaines de concerts et d’album du clan, son métier, c’est l’enseignement, la
philosophie des maths pour tout vous dire.
Son album,
sans âge et au-delà des modes, a été réalisé avec l’ami Loudon Wainwright III
qui signe un fort beau texte de présentation du personnage sur l’album. Produit
par un autre ami indéfectible, Dick Connette, la galette de ce chanteur à la
voix d’or réunit aussi le violoncelliste new-yorkais Erik Friedlander pour
quelques arrangements. Parmi les grandes œuvres de ce disque, London,
Longing for Home et Brooklyn
1955 sont à marquer d’une pierre blanche. La beauté, la mélancolie
et la douceur réunies en un peu plus de 15 minutes célest
Comment
passer à côté de l’album, pourtant quasi confidentiel, de Billy Bragg et Joe Henry manquerait
drôlement à la culture de tout folkeux et mélomane
digne de ce nom. Intitulé, Shine a Light, et sous-titré Field Recordings from the
Great American Railroad, les
deux comparses racontent l’histoire de la construction du train à travers les
Etats-Unis et qui devait contribuer à sa grandeur… au détriment des populations
qu’elle a contribué à décimer. Treize chansons du répertoire de la fin du 19e
et du 20 siècles soutiennent cette histoire racontée au moyen de cartes
postales envoyées de gares où elles ont été enregistrées. Je m’explique. J’ai
l’album vinyle. La pochette intérieure est tapissée de cartes postales qui
racontent l’histoire des chansons à partir des gares où elles ont été
enregistrées à travers le pays, de San Antonio à Chicago, de St-Louis à Tucson.
D’où le sous-titre « Field Recordings »… Le cd propose le même
visuel, mais en plus comprimé, évidemment.
Alors, deux
voix, deux guitares, et ces chansons sans âges qui racontent des histoires de
hobos (Hobo’s Lullaby) et de trains (John
Henry, Railroading in the Great
Divide, The Midnight Special, Lonesome Whistle…) chantées par un
folksinger anglais de gauche, Billy
Bragg, longtemps associé au groupe américain Wilco, et Joe
Henry, auteur compositeur prolifique, inspiré tant par la tradition que
par la modernité de la musique, et, surtout, producteur (Allen Toussaint,
Carolina Chocolate Drops, Ramblin’ Jack Elliott…), quasi ethnomusicologue, pour qui la mémoire musicale est
garante de son futur… Berf, le folk d’Amérique à son meilleur.
C’est lui,
Joe Henry, qui a produit, à tire posthume sur lequel travaillait le regretté Allen Toussaint, musicien louisianais
décédé subitement au cour d’une tournée européenne, en novembre 2015. American
Tunes devait être un hommage à la musique du Sud et seules quelques
parties de piano ont été enregistrées, dont plusieurs sont reprises tel quel
sur l’album. D’autres ont été « habillées » avec un goût sûr par
Henry (qui avait aussi produit le remarquable Bright
Mississippi). L’ultime chant d’Allen…
Enfin, autre
ultime chant, véritable requiem d’un poète toujours au faîte de son génie, le You
Want It Darker de Leonard Cohen. Leonard Cohen,
poète, romancier, folksinger attardé, auteur compositeur interprète
montréalais, mystique érotique, citoyen du monde, si près, dans sa quête et son
authenticité, de l’idéal humain. Cet ultime opus, hors catégorie, est une sorte
n’est rien de moins que le testament conscient d’un homme qui a tant accompli.
On se doit de l’écouter.
Avec Pas d'casque. Effets spéciaux. Disques Grosse Boîte. 2016
Philippe Jarrousky, Orchestre baroque de Fribourg. Sacred Cantatas. Disque Warner, 2016
Joshua Redman, Brad Mehldau. Nearness. Disque Nonesuch. 2016
Brad Mehldau Trio. Blues and Ballads. Disque Nonesuch. 2016
Nels Cline (Orchestra). Lovers. Disque Blue Note. 2016
Leyla McCalla. One for the Hunter, One for the Prey. Disque Jazz Village. 2016
Billy Bragg, Joe Henry. Shine a Light. Disque Cv30. 2016
Allen Toussaint. American Tunes. Disque Nonesuch, 2016.
Leonard Cohen. You Want It Darker. Columbia. 2016
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