lundi 12 décembre 2016

Ma musique en 2016



Décembre c’est l’heure des bilans. Remarquez, moi je ne vois pas ça de même. Décembre, c’est le début de l’hiver, de la blancheur, de la glace sur le fleuve et de la lumière crue du soleil. C’est aussi le plaisir de marcher dans la tempête, d’affronter la bourrasque, de grimper une montagne, de patiner, patiner, patiner… mais bon.

À l’intérieur, il y a la musique, beaucoup, beaucoup de musique en ce qui me concerne, de la musique sans âge surtout. Je ne m’y entends guère avec les rythmes robotiques, électro-machins, la pop rototono qui est tellement la même partout, particulièrement au Québec où l’on a l’impression qu’à peu près tout le monde écrit la même chanson sur les mêmes thèmes nombrilistes.  Heureusement, il y a les exceptions.


Et mon exception à moi, en musique québécoise, c’est Avec pas d’casque. Ces mélodies lentes, lentes, qui nous mènent comme à dos d’un cheval pas pressé, au cœur d’une poésie infiniment intime. Le nouvel opus, Effets spéciaux, est exemplaire du savoir dire du groupe du poète et cinéaste Stéphane Lafleur. Tiens, on prend n’importe quelle chanson… voilà, Il fait noir de bonheur. On l’écoute et on lit le texte, une partie du moins…

Bonjour neige
Bonjour fruit
Bonjour femme dans ma vie
Qui m'apaise

Garde-moi loin de la peur
Il fait noir de bonne heure

Quand l'hiver nous travaille au noir
Quand le froid nous vandalise
Tu dis : « Callons malade
Pour le restant de nos vies ».
Ou alors Autour…

Je suis venu te dire que je ne changerai pas
Mais si tu veux t’étendre dans mes travers
Il reste un peu de vielle lumière
Autour …

Je ne vous en dis pas plus, ce serait faire injure à ces champions de l’économie. Mais si vous voulez en savoir plus, je vous propose l’entrevue d’Émilie Côté, dans La presse .

Jean-Sébastien Bach, toujours



Je n’ai qu’un maître de musique, c’est Bach, le vieux cantor de Leipzig. Tiens, en voilà un cliché! Comme s’il n’avait pas été jeune, baveux et désinvolte, le J.S… mais bon, on dit vieux parce qu’on pense aux monuments de la fin de sa vie : l’Art de la fugue, la Messe en si, l’Offrande musicale.  Mais son œuvre est immense d’œuvres pour solistes; suites, partitas et sonates pour violon, clavecin, violoncelle, flûtes, concertos pour moult instruments, et centaines de cantates, ces œuvres religieuses chantées comme un intermède bienfaisant  au cœur du long et ennuyeux office dominical luthérien. Chacune de ces musiques est un miracle d'inventions et de couleurs jamais redondantes, toujours renouvelées, quelque soit l’occasion, la fête ou la mort, la joie où la tristesse. Partout, en tout temps, de l’exaltation.

Comme dans ce disque magnifique du haute-contre Philippe Jarrousky qui s’intitule Sacred cantatas en bon anglais et qui réunit le Jean-Sébastien à un de ses célèbres contemporains, Georg Philipp Telemann. Au total, quatre cantates, deux par chacun. Bon, Telemann n’est pas Bach, et ses deux œuvres valent surtout pour leur rareté sur disque. Bien que fort belles, elles ne soutiennent pas vraiment la comparaison avec les deux monuments : la lyrique Vergnügte Ruh, beliebte Seelenlust, BWV 170  et la bouleversante Ich Habe genug, BWV 82.

Entre récitatifs et airs enrobés des violons et des hautbois de l’Orchestre baroque de Fribourg, l’art délicat de Jarroussky s’épanouit, tout en lumière, malgré la gravité des certaines œuvres. C’est mon disque « classique » de l’année!

Jazzons!

Le pianiste de jazz Brad Mehldau est devenu le maître contemporain de son instrument, tant en tant qu’interprète que compositeur, arrangeur aussi à l’occasion. D’ailleurs, le qualifier de pianiste de jazz est un peu réducteur. Il a collaboré, au cours des dernières années, avec de très grandes chanteuses de l’art lyrique, la soprano Renée Fleming et la mezzo Anne-Sofie von Otter dans des projets originaux allant de la création contemporaine à… la chanson française.

Mais bon, ici on cause jazz et deux fois plutôt qu’une. Le Brad Mehldau mûr a accouché de deux galettes superlatives au cours de l’année : le magnifique Blues and Ballads, avec son trio, au printemps dernier et, cet automne, un duo avec son ami le saxophoniste ténor Joshua Redman, intitulé Nearness.



Commençons par ce dernier et la composition qui a donné son titre à l’album, The Nearness of You, une longue, lente et intense ballade qui permet aux deux musiciens d’improviser tout leur saoul. Alors que le piano de Mehldau est tout de tendresse, le solo de Redman, proprement inouï, est en soi un chef-d’œuvre d’imagination. Et puis, il y a Thelonious Monk que les deux compères prennent un malin plaisir à revisiter dans In Walked Bud, Charlie Parker dans Ornithology et quelques originaux de chacun des musiciens en présence. Tout est brillant sur cet album, la virtuosité imparable de Redman, ou le style incantatoire de Mehldau qui sait si bien y faire pour augmenter l’intensité jusqu’à l’insoutenable. Ah, oui, le tout a été enregistré en concert, lors d’une tournée en Allemagne et juillet et août 2011. Les Allemands sont drôlement respectueux. S’il n’y avait les applaudissements à la fin, on ne saurait même pas qu’ils sont là!



Quant au Blues and Ballads, il s’agit du meilleur de la douzaine d’albums en trio du pianiste… à mon goût, qui exige autant de sensibilité et de beauté que de virtuosité à l’improvisation. On a droit à uniquement des reprises sur ce disque, des proprement jazzistes, comme le Cheryl de Charlie Parker ou pop, comme le And I Love Her de Lennon/McCartney que vous pouvez entendre ici, ou encore des « standards » comme Since I Fell for You (LE vrai blues sur l’album) ou I Concentrate on You. Bref, vous aimez vos 5 à 7 tendres, riches et intenses, Blues & Ballads devrait vous séduire.



Je ne connais pas beaucoup Nels Cline, sinon qu’il est guitariste dans le groupe Wilco. Ainsi, avant qu’un brillant ami ne porte à mon attention cet album des plus étonnant mettant en vedette un grand orchestre de jazz, Lovers. Je ne savais pas qu'il avait animé un trio de quasi free jazz, des années durant, mais aujourd'hui je sais que c'est un sacré mélodiste et tout un arrangeur. J'ai beau ne pas avoir particulièrement d'affinités avec les big bands, hormis celui de Duke Ellington, j'ai été séduit par celui de Cline. Blue Note ne s'y est pas trompé. 

Folk, Folk, folk…

Il me faut l’avouer, depuis quelques années c’est le folksong qui m’anime. C’est dans ces chansons à texte, engagées pour la plupart,  que je trouve quelques-unes des plus enivrantes extases musicales. Cette années ne fait pas exception où la jeune Leyla McCalla, l’irréductible Billy Bragg, l’émouvant Chaim Tannenbaum et les trop regrettés Allen Toussaint et Leonard Cohen ont fait paraître de superbes disques.



Commençons par la jeunesse avec la jeune chanteuse violoncelliste louisianaise, Leyla McCalla. En fait, elle new-yorkaise de naissance… de parents haïtiens pour faire simple. Déménagée à La Nouvelle-Orléans pour y repérer ses racines francophones. C’est plus chaud que Montréal, quand même… Et puis, elle a marié un Tremblay du Saguenay. Marié? En tout cas, c’est son conjoint. C’est le groupe blue grass Noir Carolina Chocolate Drops qui l’a découvert en 2012, alors qu’elle jouait… les suites pour violoncelle seul de J. S. Bach dans les rues néo-orléanaises. Rien que ça. Son premier album, un hommage au poète Langston Hughes, Vari-Colored Songs, a connu un fort beau succès critique. Le second, A Day for the Hunter, A Day for the Prey, paru ce printemps, reprend plusieurs mélodies d’origines haïtiennes et louisianaises, la merveilleuse dame poursuivant sa recherche des traditions francophones du Sud de l’Amérique du Nord. Ce qui ne l’empêche pas de nous servir une magnifique Vietnam (Almer Jay) et une chavirante Little Sparrow (Ella Jenkins, popularisée par Dolly), de l’Américana pur.  Ajoutons la participation du guitariste Marc Ribot et de la remarquable chanteuse Rhiannon Giddens, on a là un des plus beaux disques folk que j’ai entendu cette année!

Et tout juste à côté, il y a ce magnifique disque éponyme de Chaim Tannenbaum? Qui? Chaim Tannembaum, membre à vie depuis les années 1960 du clan McGarrigle-Wainwright. Un Montréalais donc, qui à 68 ans, fait paraître en toute discrétion, son premier disque. C’est que, voyez-vous, s’il a participé à des dizaines de concerts et d’album du clan, son métier, c’est l’enseignement, la philosophie des maths pour tout vous dire.



Son album, sans âge et au-delà des modes, a été réalisé avec l’ami Loudon Wainwright III qui signe un fort beau texte de présentation du personnage sur l’album. Produit par un autre ami indéfectible, Dick Connette, la galette de ce chanteur à la voix d’or réunit aussi le violoncelliste new-yorkais Erik Friedlander pour quelques arrangements. Parmi les grandes œuvres de ce disque, London, Longing for Home et Brooklyn 1955 sont à marquer d’une pierre blanche. La beauté, la mélancolie et la douceur réunies en un peu plus de 15 minutes célest

Comment passer à côté de l’album, pourtant quasi confidentiel, de Billy Bragg et Joe Henry manquerait drôlement à la culture de tout folkeux et mélomane digne de ce nom. Intitulé, Shine a Light, et sous-titré Field Recordings from the Great American Railroad, les deux comparses racontent l’histoire de la construction du train à travers les Etats-Unis et qui devait contribuer à sa grandeur… au détriment des populations qu’elle a contribué à décimer. Treize chansons du répertoire de la fin du 19e et du 20 siècles soutiennent cette histoire racontée au moyen de cartes postales envoyées de gares où elles ont été enregistrées. Je m’explique. J’ai l’album vinyle. La pochette intérieure est tapissée de cartes postales qui racontent l’histoire des chansons à partir des gares où elles ont été enregistrées à travers le pays, de San Antonio à Chicago, de St-Louis à Tucson. D’où le sous-titre « Field Recordings »… Le cd propose le même visuel, mais en plus comprimé, évidemment.



Alors, deux voix, deux guitares, et ces chansons sans âges qui racontent des histoires de hobos (Hobo’s Lullaby) et de trains (John Henry, Railroading in the Great Divide, The Midnight Special, Lonesome Whistle…) chantées par un folksinger anglais de gauche, Billy Bragg, longtemps associé au groupe américain Wilco, et Joe Henry, auteur compositeur prolifique, inspiré tant par la tradition que par la modernité de la musique, et, surtout, producteur (Allen Toussaint, Carolina Chocolate Drops, Ramblin’ Jack Elliott…), quasi ethnomusicologue,  pour qui la mémoire musicale est garante de son futur… Berf, le folk d’Amérique à son meilleur.



C’est lui, Joe Henry, qui a produit, à tire posthume sur lequel travaillait le regretté Allen Toussaint, musicien louisianais décédé subitement au cour d’une tournée européenne, en novembre 2015. American Tunes devait être un hommage à la musique du Sud et seules quelques parties de piano ont été enregistrées, dont plusieurs sont reprises tel quel sur l’album. D’autres ont été « habillées » avec un goût sûr par Henry (qui avait aussi produit le remarquable  Bright Mississippi). L’ultime chant d’Allen…



Enfin, autre ultime chant, véritable requiem d’un poète toujours au faîte de son génie, le You Want It Darker de Leonard Cohen. Leonard Cohen, poète, romancier, folksinger attardé, auteur compositeur interprète montréalais, mystique érotique, citoyen du monde, si près, dans sa quête et son authenticité, de l’idéal humain. Cet ultime opus, hors catégorie, est une sorte n’est rien de moins que le testament conscient d’un homme qui a tant accompli. On se doit de l’écouter.


Avec Pas d'casque. Effets spéciaux. Disques Grosse Boîte. 2016

Philippe Jarrousky, Orchestre baroque de Fribourg. Sacred Cantatas. Disque Warner, 2016

Joshua Redman, Brad Mehldau. Nearness. Disque Nonesuch. 2016

Brad Mehldau Trio. Blues and Ballads. Disque Nonesuch. 2016

Nels Cline (Orchestra). Lovers. Disque Blue Note. 2016

Leyla McCalla. One for the Hunter, One for the Prey. Disque Jazz Village. 2016

Billy Bragg, Joe Henry. Shine a Light. Disque Cv30. 2016

Allen Toussaint. American Tunes. Disque Nonesuch, 2016.

Leonard Cohen. You Want It Darker. Columbia. 2016







lundi 5 décembre 2016

Les yeux tristes de Serge Bouchard



Ça commence par un deuil. Les deuils, ça ne manque pas en 2016, de Paul Bley à Gotlib en passant par Bowie, Benoîte Groulx,  Mohamed Ali, Leonard Cohen et j’en passe tant et tant des humains connus et reconnus. Il en existe même une liste exhaustive sur Wikipedia. Mais le deuil dont on parle ici, c’est celui, pour son propriétaire, d’un symbole de liberté : un camion Mack, modèle B 1958, acheté il y a une vingtaine d’années. Le proprio en question, c’est l’anthropologue, chroniqueur, homme de radio Serge Bouchard et son livre s’intitule Les yeux tristes de mon camion.

C’est qu’à quelque 70 ans, l’homme n’est plus aussi alerte, et ses jambes le font tant souffrir qu’il se déplace avec une canne. Bref, il ne peut même plus monter dans son camion, auquel il voue un culte étonnant pour un homme pourtant si intime avec la nature. Jeune, il a fait sa thèse de doctorat sur les « truckers ». Dans Les yeux tristes de mon camion, Bouchard se rappelle cette récente traversée Tadoussac/Baie-Sainte-Catherine à bord du Jos-Deschênes, imprégnée de la nature sauvage du Saguenay. Pourtant, ce qu’il remarque et ce qui l’occupera d’une rive à l’autre, c’est « …la beauté transcendantale d’un gros camion rouge, un Mack Econodyne 2013, cabine allongée. » Et le voilà parti en une discussion improbable avec le propriétaire de la chose, pendant que les petits rorquals font des cabrioles autour du traversier.

Bref, il doit vendre son camion, Serge Bouchard, pour cause de vieillesse (Le bâton de vieillesse est un bâton mérité, p. 67). C’est lui que le dit et le raconte. D’où le titre de ce recueil de textes, dont certains sont déjà parus dans des magazines comme Nouveau Projet ou sur le site www.erudit.org, par exemple. Un recueil dans le même esprit que quatre autres publiés précédemment, dont Le moineau domestique et le remarquable C’était au temps des mammouths laineuxqui racontent des histoires de vie, présentes et passées.

Si la vieillesse, la mort et la nostalgie occupent les premières pages des Yeux tristes, on n'est pas long à voyager aux quatre coins de l’Amérique, dans l’espace et dans le temps, du Montréal Est désolant de sa jeunesse jusqu’à la Californie de sa tante Monique, tantôt à bord d’une Volkswagen coccinelle à trois cylindres (le quatrième est sauté), tantôt au volant de sa Honda Civic dont on a pu voir sur Facebook, il y a quelque jours, qu’elle a été définitivement mise au rancard après quelque 520 000 km au compteur.

Des souvenirs, des plaisirs (un fan fini de baseball et de football américain, de bonne bouffe grasse du temps des Fêtes), des inquiétudes et des angoisses sur l’avenir, de l’indignation sur le passé. Il n’est pas question de voyager avec Serge Bouchard sans parler des Leni Lepanes et autres Delaware et Massassuchetts, nations amérindiennes qui occupaient le territoire actuel d’un New York par ailleurs fondé par un certain Pierre Minuit au service des Hollandais. En fait, partout où l’on voyage dans Les yeux tristes de mon camion, il y a le souvenir de l’omniprésence des Amérindiens où que l’on fût et de ces Canadiens français que l’on retrouve du 17e au 21e siècle, premiers Blancs à sillonner les Grands Lacs, le Mississippi, le Texas, la Californie, l’Oregon, l’île de Vancouver…  Ces Langlade, Faribault, Laframboise, ce corsaire de Charles Lemoyne d’Iberville,  Pierre Lespérance ou la bande à Joseph Philibert dans la région de Saint-Louis vers les années 1850.

Il râle aussi, le Bouchard, contre « …cet avocat corrompu, ce politicien raciste qui fut la honte de ses contemporains, un homme sans compassion et sans principes, un voyou en cravate qui eut été sanctionné en des temps moins laxiste… » John A. McDonald. (p. 169) Et de poursuivre : «  La Confédération canadienne de 1867 fut le fait d’une assemblée de développeurs véreux qui cherchaient fortune dans des échafaudages de complots immobiliers et de fraudes économiques réalisés à une échelle qui dépasse l’imagination. » (Idem).

Mais qu’il se rappelle de la grandeur du territoire, de ses chers Innus d’Ekuanitshit qu’il a fréquentés, du mythique Mathieu Mestokosho dont il a fait un saisissant portrait, et l’auteur se fait poète. « Je me souviens de longues soirées d’été, heures de méditations et de contemplation, seul sur la plage, comme une chose échouée, quelque part entre Mingan et Longue-Pointe-de-Mingan. J’écoutais la tranquillité du monde, assis sur le sable fin… » (p.136)

Quelle écriture étonnante que celle de Serge Bouchard, autant dans son propos tous azimuts que dans sa syntaxe; une écriture qui nous mène de part en part de l’Amérique et de nous-mêmes. En fait, rien ne vaut Serge Bouchard pour se connaître. Une lecture aussi essentielle que passionnante.
Enfin, question de vraiment mieux nous connaître et nous reconnaître d’hier à aujourd’hui, je ne saurais trop vous recommander la lecture de ces deux ouvrages tirés de la série radiophonique radio-canadienne De remarquables oubliés, écrits à quatre mains avec la conjointe de l’auteur, Marie-Christine Lévesque :


Elles ont fait l’Amérique, de remarquables oubliés, tome 1. Montréal. Lux Éditeur, 2011. 442p.


Ils ont couru l’Amérique, de remarquables oubliés, tome 2. Montréal, Lux Éditeur, 2014, 419 p.