jeudi 28 mai 2015

Sillons ferme ses portes!

Denis, à l'arrière, et Guy, les proprios de Sillons le disquaire.
(Photo : Le Soleil)
Pour dire vrai, je ne sais pas comment réagir. Bien sûr, je suis flabergasté à la puissance 10, dans un état proche de la catatonie musicale. Sillons le disquaire ferme après 31 ans à ravir les oreilles des mélomanes, des poètes chopinophiles, des férus de prog, des jazzeux les plus crinqués, des amants de la chanson dans ce qu’elle a de plus vrai. C’est mon second chez moi qui me claque la porte au nez, bien involontairement, évidemment. Que vont mes amis devenir, Denis, Guy et l’indéfectible Paul avec qui j’ai tant partagé, et pas juste la musique????

On connaît les piliers de bar et les rats de bibliothèque. Moi, je dis que je suis un meuble chez Sillons, un meuble qu'on a emplit de disques...

On connaît les piliers de bar et les rats de bibliothèque. Moi, je dis que je suis un meuble chez Sillons, un meuble qu'on a emplit de disques autant que faire se peut. Des vinyles puis des cds... tant de musiques à découvrir et à partager. Des amis à connaître aussi!

Si je ne m’abuse, je suis entré pour la première fois chez Sillons à l’automne de 1984, moi qui était un habitué du Musique d’Auteuil de la rue Saint-Jean. À l’époque, la petite boutique avait pignon tout au bas de la rue Cartier, dans le local de l’actuel magasin de shushis. Un tout petit endroit mais qui regorgeait des richesses jazzistes dont je me régalais (et me régale toujours, faut dire). Voici comment ça s’est passé…

Quelqu’un m’avait dit qu’un nouveau disquaire venait d’ouvrir, rue Cartier. Je m’y suis rendu à la fin de ma journée de travail. J’entre et salue le gars derrière son comptoir (sérieux, je ne me souviens pas qui c’était!), et me dirige vers le fond du magasin, à droite, dans les A, pour voir ce qu’il y avait dans les bacs. A comme dans Muhal Richard Abrams et son album Afrisong. Je connaissais le grand compositeur d’avant-garde, chef d’orchestre et arrangeur, grand maître de l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians). Mais ce disque de piano solo inspiré de l’Afrique, je ne connaissais pas du tout.

Ébahi, je soulève l’album et le vendeur me propose de l’écouter. Ça a été ma première acquisition, qui sera suivie de milliers d’autres. Mon ami Martin Bolduc qui travaillait chez Musique d’Auteuil eût tôt fait de rejoindre l’équipe de Sillons. Et ça ne prit pas des siècles avant que tout ce beau monde se retrouve aux mêmes célèbres partys des Bolducs. La musique, ça tisse des amitiés qui s’éternisent. Denis, (Jodoin, le patron) est devenu mon compagnon de ski de fond, de vélo et m’a initié au kayak de mer. Paul (Marois, l’employé du mois depuis des décennies) m’a fait entrer dans les méandres  tortueux et créatifs des musiques actuelles avant de venir l’ornithologue de haut niveau qu’il est… Guy (Piché, l’associé) est porté sur les musiques du monde, particulièrement latines, avec un faible pour l’Italie, la patrie de sa blonde, la plus belle Italienne de Québec.

Dans les années 1990, le magasin a déménagé ses pénates boulevard René-Lévesque, juste à côté du Cochon dingue. J’y ai travaillé à l’occasion, particulièrement durant la période des Fêtes ou pour faire l’inventaire. De belles années où le cd a remplacé progressivement le vinyle. Puis, début 21e siècle, Sillons s’installe à son emplacement actuel, coin Cartier et Aberdeen, entre le marché du Petit-Cartier et la SAQ, tout un bout de rue pour se faire plaisir et s’enrichir le corps et l’âme.

Quand je travaillais au centre-ville, j’y allais presque tous les jours, souvent pour jaser avec les copains, souvent pour entendre de nouvelles musiques. Souvent aussi, les clients sont de venus des amis du trio, apportant leurs goûts et leurs suggestions, enrichissant la boutique des plus belles sonorités.  J’y ai connu « la » disquaire, Sarah Michel, aujourd’hui céramiste. Elle est la fille de Raymond Michel, un des maîtres de la chanson française à CKRL, dont les émissions étaient de grandes sources d’émotions pour qui s’y laissait prendre.

Mon fils Nicolas, musicien et mélomane fini,  y a aussi travaillé. Une autre génération prenait le flambeau. Mais voici, avec le virtuel et l’accès électronique à la musique, il semble que le magasin avait de plus en plus de difficulté à faire ses frais. Denis nous a annoncé, à Loulou et à moi, la fermeture de Sillons pour septembre 2015, au cours d’un souper avec sa belle Johanne. Je n’ai pas su quoi dire, trop interloqué. Je ne sais toujours pas. Sauf que la vie de la boutique et de ses gens est intimement liée à la mienne. Pourtant, 7 années durant, l'équipe de Sillons le disquaire a mérité le Prix du meilleur disquaire indépendant décerné par l'Adisq....


Tiens, je pense que je vais aller manifester contre la fermeture d’ici septembre. En attendant, merci les gars… et la fille. Sniff…

mercredi 20 mai 2015

Le clavier intempéré


Je suis fasciné autant par le clavecin que par le piano. De si grandes oeuvres ont été consacrées à ces instruments. Voici trois interprètes hors du commun, dans le sens, bon ou mauvais d'outranciers, qui nous livrent es oeuvres qui le sont tout autant. Et si vous voulez en savoir plus sur leurs instruments, je ne saurait trop vous recommander la lecture du livre de Dieter Debrandt intitulé Le roman du piano, publié dans la série Babel, d'Actes Sud.

Le mélodiste tourmenté… et son interprète


Le mélodiste, c’est Franz Schubert, celui qui a écrit des lieder par centaines, quelques symphonies miraculeuses, des sonates pour le piano et des quatuors d’un lyrisme envoûtant, un quintette à cordes qui est peut-être le plus beau morceau de l’histoire de la musique de chambre. Et toutes ces œuvres oscillent incessamment entre lumière et ombres et cela, au cœur même de chaque mouvement. Quand on est syphilitique à 24 ans, maladie incurable et mortelle au début du 19e siècle, ça oriente un avenir… On le découvre de façon saisissante dans le nouvel album du pianiste David Fray intitulé très justement Fantaisie.

Fantaisie parce qu’on y trouve la célèbre Fantaisie en fa mineur pour piano à quatre mains (D. 940) ainsi que l’Allegro en la pour les mêmes mains (D 947), la chantante et rare Mélodie hongroise en si mineur (D 817), et surtout la Sonate en sol majeur dite Fantaisie (D894), qui est, pour moi la plus belle œuvre pour piano de ce poète de la musique mort à 31 ans.

Dans le cas de la sonate, le terme fantaisie qui lui a été accolé par l’éditeur qui voulait préparer l’acquéreur à une œuvre des plus insolite, particulièrement dans son premier mouvement. « Car dès les premières notes on pourrait rendre justice au commerçant : a-t-on déjà entendu pareille entrée de jeu? Un simple accord piano, dont la résonance est réveillée à l’instant où elle s’évanouirait par une petite broderie qui en prolonge indéfiniment l’écho. Personne n’avait jamais eu l’idée de jouer ainsi de la résonance du son… » (Rémy Stricker).

Fantaisie donc ou, dans les parties à quatre mains, Jacques Rouvier, le maître de David Fray rejoint l’élève pour faire chanter superlativement la musique. Qu’on ne se trompe pas, le vrai maître de ce disque est le jeune Fray qui, déjà, nous avait donné des Impromptus (D. 899 et D. 935) d’exception de ce même Schubert.

Dans la sonate, Fray « …chante au piano un Schubert monté sur coussin d’air », comme le dit si bien le critique Christophe Huss, dans le quotidien Le Devoir. Il en fait entendre toutes les nuances, des plus tendres aux plus inquiètes. Un fichu de bel album. Recommandé sans restriction.


David Fray (invité Jacques Rouvier), Schubert, Fantaisie. Disque Erato

Pure Création


Ça fait des années que je râle contre Keith Jarrett, que j’ai qualifié plus souvent qu’autrement de Liberace du jazz, pour son comportement sur scène, baveux et grossier, comme une diva qui se tire en l’air et ne se repogne plus. C’est ce que faisait Liberace, mais en souriant, lui, pas en grognant.  Et peut-être aurait-on pu passer ces caprices disgracieux, au Jarrett, s’il s’était contenté de jouer du piano. Mais non, il faut qu’il marmonne parfois plus fort qu’il ne joue, pire que Glenn Gould, c’est dire. Mais voilà, pour souligner ses 70 ans, le pianiste vient de publier, sur étiquette ECM, une œuvre appelée Creation. On y trouve neuf improvisations solo, enregistrées en 2014 dans les villes de Toronto, Tokyo, Rome et Paris. Une pure merveille d’intimité et de sobriété.

En fait, en écoutant de Jarrett, on ne peut penser qu’au dernier Liszt, Franz de son petit nom, celui qui, au seul piano, confiait ses pensées musicales les plus profondes, frisant même l’atonalité à l’époque où ce mot n’existait sans doute pas. Le Jarrett de Creation sonne comme un requiem, grave et beau. Même qu’il marmonne presqu’en silence. Je souligne qu’il s’agit là d’improvisations pures. Elles n’ont donc pas d’autres titres que Part I, II, III, IV, etc. comment fait-on pour les distinguer? On ne les distingue pas. Il suffit de mettre le disque sur la platine et de se laisser pénétrer par ce long voyage magnifique, intense et… serein. Jamais je n’aurais cru utiliser un jour ce qualificatif à propos de cet être que, jusqu’ici, je considérais comme imbuvable. De la très grande musique.

Keith Jarrett, CREATION, disque ECM

Bach à la Rondeau!


Avec sa tête de hipster électrique, on imagine mal Jean Rondeau comme interprète de l’austère Jean-Sébastien Bach. Rectifions d’entrée de jeu, Bach n’a rien d’austère. Suffit d’écouter ses Branle Bourgeois (concertos Brandebourgeois) pour s’en rendre compte. Une énergie folle s’en dégage. Ensuite, le jeune claveciniste de 23 ans (jouer du clavecin et s’appeler Rondeau, c’est le pied!) cache, sous son air goguenard, l’âme d’un très grand musicien. Son premier album solo, BACH Imagine, le prouve amplement avec son programme de transcription d’œuvres pour luth, violon, flûte transcrites pour le clavecin où trône, majestueusement, au cœur du disque, la célèbre Chaconne tirée de la suite en ré mineur pour violon solo.

Voilà un Bach réfléchi, senti, intériorisé, loin de la virtuosité gratuite (le jeune homme a toute de même les doigts drôlement déliés et l’imagination fertile), qui commence par le magnifique prélude de la suite en ut BWV 997, originellement pour luth, tout en douceur, remarquablement rythmé. Et c’est parti pour 80 minutes de grand art, d’esprit fin, d’ornements savants mais discrets qui culmine avec la puissance d’invention de la chaconne. Pour qui aime le clavecin, BACH Imagine est un must absolu! 

Jean Rondeau est la Révélation musique instrumentale de l’année 2015 aux Victoires de la musique classique.

Jean Rondeau. BACH Imagine. Disque Erato. O 825646 220090