lundi 12 décembre 2016

Ma musique en 2016



Décembre c’est l’heure des bilans. Remarquez, moi je ne vois pas ça de même. Décembre, c’est le début de l’hiver, de la blancheur, de la glace sur le fleuve et de la lumière crue du soleil. C’est aussi le plaisir de marcher dans la tempête, d’affronter la bourrasque, de grimper une montagne, de patiner, patiner, patiner… mais bon.

À l’intérieur, il y a la musique, beaucoup, beaucoup de musique en ce qui me concerne, de la musique sans âge surtout. Je ne m’y entends guère avec les rythmes robotiques, électro-machins, la pop rototono qui est tellement la même partout, particulièrement au Québec où l’on a l’impression qu’à peu près tout le monde écrit la même chanson sur les mêmes thèmes nombrilistes.  Heureusement, il y a les exceptions.


Et mon exception à moi, en musique québécoise, c’est Avec pas d’casque. Ces mélodies lentes, lentes, qui nous mènent comme à dos d’un cheval pas pressé, au cœur d’une poésie infiniment intime. Le nouvel opus, Effets spéciaux, est exemplaire du savoir dire du groupe du poète et cinéaste Stéphane Lafleur. Tiens, on prend n’importe quelle chanson… voilà, Il fait noir de bonheur. On l’écoute et on lit le texte, une partie du moins…

Bonjour neige
Bonjour fruit
Bonjour femme dans ma vie
Qui m'apaise

Garde-moi loin de la peur
Il fait noir de bonne heure

Quand l'hiver nous travaille au noir
Quand le froid nous vandalise
Tu dis : « Callons malade
Pour le restant de nos vies ».
Ou alors Autour…

Je suis venu te dire que je ne changerai pas
Mais si tu veux t’étendre dans mes travers
Il reste un peu de vielle lumière
Autour …

Je ne vous en dis pas plus, ce serait faire injure à ces champions de l’économie. Mais si vous voulez en savoir plus, je vous propose l’entrevue d’Émilie Côté, dans La presse .

Jean-Sébastien Bach, toujours



Je n’ai qu’un maître de musique, c’est Bach, le vieux cantor de Leipzig. Tiens, en voilà un cliché! Comme s’il n’avait pas été jeune, baveux et désinvolte, le J.S… mais bon, on dit vieux parce qu’on pense aux monuments de la fin de sa vie : l’Art de la fugue, la Messe en si, l’Offrande musicale.  Mais son œuvre est immense d’œuvres pour solistes; suites, partitas et sonates pour violon, clavecin, violoncelle, flûtes, concertos pour moult instruments, et centaines de cantates, ces œuvres religieuses chantées comme un intermède bienfaisant  au cœur du long et ennuyeux office dominical luthérien. Chacune de ces musiques est un miracle d'inventions et de couleurs jamais redondantes, toujours renouvelées, quelque soit l’occasion, la fête ou la mort, la joie où la tristesse. Partout, en tout temps, de l’exaltation.

Comme dans ce disque magnifique du haute-contre Philippe Jarrousky qui s’intitule Sacred cantatas en bon anglais et qui réunit le Jean-Sébastien à un de ses célèbres contemporains, Georg Philipp Telemann. Au total, quatre cantates, deux par chacun. Bon, Telemann n’est pas Bach, et ses deux œuvres valent surtout pour leur rareté sur disque. Bien que fort belles, elles ne soutiennent pas vraiment la comparaison avec les deux monuments : la lyrique Vergnügte Ruh, beliebte Seelenlust, BWV 170  et la bouleversante Ich Habe genug, BWV 82.

Entre récitatifs et airs enrobés des violons et des hautbois de l’Orchestre baroque de Fribourg, l’art délicat de Jarroussky s’épanouit, tout en lumière, malgré la gravité des certaines œuvres. C’est mon disque « classique » de l’année!

Jazzons!

Le pianiste de jazz Brad Mehldau est devenu le maître contemporain de son instrument, tant en tant qu’interprète que compositeur, arrangeur aussi à l’occasion. D’ailleurs, le qualifier de pianiste de jazz est un peu réducteur. Il a collaboré, au cours des dernières années, avec de très grandes chanteuses de l’art lyrique, la soprano Renée Fleming et la mezzo Anne-Sofie von Otter dans des projets originaux allant de la création contemporaine à… la chanson française.

Mais bon, ici on cause jazz et deux fois plutôt qu’une. Le Brad Mehldau mûr a accouché de deux galettes superlatives au cours de l’année : le magnifique Blues and Ballads, avec son trio, au printemps dernier et, cet automne, un duo avec son ami le saxophoniste ténor Joshua Redman, intitulé Nearness.



Commençons par ce dernier et la composition qui a donné son titre à l’album, The Nearness of You, une longue, lente et intense ballade qui permet aux deux musiciens d’improviser tout leur saoul. Alors que le piano de Mehldau est tout de tendresse, le solo de Redman, proprement inouï, est en soi un chef-d’œuvre d’imagination. Et puis, il y a Thelonious Monk que les deux compères prennent un malin plaisir à revisiter dans In Walked Bud, Charlie Parker dans Ornithology et quelques originaux de chacun des musiciens en présence. Tout est brillant sur cet album, la virtuosité imparable de Redman, ou le style incantatoire de Mehldau qui sait si bien y faire pour augmenter l’intensité jusqu’à l’insoutenable. Ah, oui, le tout a été enregistré en concert, lors d’une tournée en Allemagne et juillet et août 2011. Les Allemands sont drôlement respectueux. S’il n’y avait les applaudissements à la fin, on ne saurait même pas qu’ils sont là!



Quant au Blues and Ballads, il s’agit du meilleur de la douzaine d’albums en trio du pianiste… à mon goût, qui exige autant de sensibilité et de beauté que de virtuosité à l’improvisation. On a droit à uniquement des reprises sur ce disque, des proprement jazzistes, comme le Cheryl de Charlie Parker ou pop, comme le And I Love Her de Lennon/McCartney que vous pouvez entendre ici, ou encore des « standards » comme Since I Fell for You (LE vrai blues sur l’album) ou I Concentrate on You. Bref, vous aimez vos 5 à 7 tendres, riches et intenses, Blues & Ballads devrait vous séduire.



Je ne connais pas beaucoup Nels Cline, sinon qu’il est guitariste dans le groupe Wilco. Ainsi, avant qu’un brillant ami ne porte à mon attention cet album des plus étonnant mettant en vedette un grand orchestre de jazz, Lovers. Je ne savais pas qu'il avait animé un trio de quasi free jazz, des années durant, mais aujourd'hui je sais que c'est un sacré mélodiste et tout un arrangeur. J'ai beau ne pas avoir particulièrement d'affinités avec les big bands, hormis celui de Duke Ellington, j'ai été séduit par celui de Cline. Blue Note ne s'y est pas trompé. 

Folk, Folk, folk…

Il me faut l’avouer, depuis quelques années c’est le folksong qui m’anime. C’est dans ces chansons à texte, engagées pour la plupart,  que je trouve quelques-unes des plus enivrantes extases musicales. Cette années ne fait pas exception où la jeune Leyla McCalla, l’irréductible Billy Bragg, l’émouvant Chaim Tannenbaum et les trop regrettés Allen Toussaint et Leonard Cohen ont fait paraître de superbes disques.



Commençons par la jeunesse avec la jeune chanteuse violoncelliste louisianaise, Leyla McCalla. En fait, elle new-yorkaise de naissance… de parents haïtiens pour faire simple. Déménagée à La Nouvelle-Orléans pour y repérer ses racines francophones. C’est plus chaud que Montréal, quand même… Et puis, elle a marié un Tremblay du Saguenay. Marié? En tout cas, c’est son conjoint. C’est le groupe blue grass Noir Carolina Chocolate Drops qui l’a découvert en 2012, alors qu’elle jouait… les suites pour violoncelle seul de J. S. Bach dans les rues néo-orléanaises. Rien que ça. Son premier album, un hommage au poète Langston Hughes, Vari-Colored Songs, a connu un fort beau succès critique. Le second, A Day for the Hunter, A Day for the Prey, paru ce printemps, reprend plusieurs mélodies d’origines haïtiennes et louisianaises, la merveilleuse dame poursuivant sa recherche des traditions francophones du Sud de l’Amérique du Nord. Ce qui ne l’empêche pas de nous servir une magnifique Vietnam (Almer Jay) et une chavirante Little Sparrow (Ella Jenkins, popularisée par Dolly), de l’Américana pur.  Ajoutons la participation du guitariste Marc Ribot et de la remarquable chanteuse Rhiannon Giddens, on a là un des plus beaux disques folk que j’ai entendu cette année!

Et tout juste à côté, il y a ce magnifique disque éponyme de Chaim Tannenbaum? Qui? Chaim Tannembaum, membre à vie depuis les années 1960 du clan McGarrigle-Wainwright. Un Montréalais donc, qui à 68 ans, fait paraître en toute discrétion, son premier disque. C’est que, voyez-vous, s’il a participé à des dizaines de concerts et d’album du clan, son métier, c’est l’enseignement, la philosophie des maths pour tout vous dire.



Son album, sans âge et au-delà des modes, a été réalisé avec l’ami Loudon Wainwright III qui signe un fort beau texte de présentation du personnage sur l’album. Produit par un autre ami indéfectible, Dick Connette, la galette de ce chanteur à la voix d’or réunit aussi le violoncelliste new-yorkais Erik Friedlander pour quelques arrangements. Parmi les grandes œuvres de ce disque, London, Longing for Home et Brooklyn 1955 sont à marquer d’une pierre blanche. La beauté, la mélancolie et la douceur réunies en un peu plus de 15 minutes célest

Comment passer à côté de l’album, pourtant quasi confidentiel, de Billy Bragg et Joe Henry manquerait drôlement à la culture de tout folkeux et mélomane digne de ce nom. Intitulé, Shine a Light, et sous-titré Field Recordings from the Great American Railroad, les deux comparses racontent l’histoire de la construction du train à travers les Etats-Unis et qui devait contribuer à sa grandeur… au détriment des populations qu’elle a contribué à décimer. Treize chansons du répertoire de la fin du 19e et du 20 siècles soutiennent cette histoire racontée au moyen de cartes postales envoyées de gares où elles ont été enregistrées. Je m’explique. J’ai l’album vinyle. La pochette intérieure est tapissée de cartes postales qui racontent l’histoire des chansons à partir des gares où elles ont été enregistrées à travers le pays, de San Antonio à Chicago, de St-Louis à Tucson. D’où le sous-titre « Field Recordings »… Le cd propose le même visuel, mais en plus comprimé, évidemment.



Alors, deux voix, deux guitares, et ces chansons sans âges qui racontent des histoires de hobos (Hobo’s Lullaby) et de trains (John Henry, Railroading in the Great Divide, The Midnight Special, Lonesome Whistle…) chantées par un folksinger anglais de gauche, Billy Bragg, longtemps associé au groupe américain Wilco, et Joe Henry, auteur compositeur prolifique, inspiré tant par la tradition que par la modernité de la musique, et, surtout, producteur (Allen Toussaint, Carolina Chocolate Drops, Ramblin’ Jack Elliott…), quasi ethnomusicologue,  pour qui la mémoire musicale est garante de son futur… Berf, le folk d’Amérique à son meilleur.



C’est lui, Joe Henry, qui a produit, à tire posthume sur lequel travaillait le regretté Allen Toussaint, musicien louisianais décédé subitement au cour d’une tournée européenne, en novembre 2015. American Tunes devait être un hommage à la musique du Sud et seules quelques parties de piano ont été enregistrées, dont plusieurs sont reprises tel quel sur l’album. D’autres ont été « habillées » avec un goût sûr par Henry (qui avait aussi produit le remarquable  Bright Mississippi). L’ultime chant d’Allen…



Enfin, autre ultime chant, véritable requiem d’un poète toujours au faîte de son génie, le You Want It Darker de Leonard Cohen. Leonard Cohen, poète, romancier, folksinger attardé, auteur compositeur interprète montréalais, mystique érotique, citoyen du monde, si près, dans sa quête et son authenticité, de l’idéal humain. Cet ultime opus, hors catégorie, est une sorte n’est rien de moins que le testament conscient d’un homme qui a tant accompli. On se doit de l’écouter.


Avec Pas d'casque. Effets spéciaux. Disques Grosse Boîte. 2016

Philippe Jarrousky, Orchestre baroque de Fribourg. Sacred Cantatas. Disque Warner, 2016

Joshua Redman, Brad Mehldau. Nearness. Disque Nonesuch. 2016

Brad Mehldau Trio. Blues and Ballads. Disque Nonesuch. 2016

Nels Cline (Orchestra). Lovers. Disque Blue Note. 2016

Leyla McCalla. One for the Hunter, One for the Prey. Disque Jazz Village. 2016

Billy Bragg, Joe Henry. Shine a Light. Disque Cv30. 2016

Allen Toussaint. American Tunes. Disque Nonesuch, 2016.

Leonard Cohen. You Want It Darker. Columbia. 2016







lundi 5 décembre 2016

Les yeux tristes de Serge Bouchard



Ça commence par un deuil. Les deuils, ça ne manque pas en 2016, de Paul Bley à Gotlib en passant par Bowie, Benoîte Groulx,  Mohamed Ali, Leonard Cohen et j’en passe tant et tant des humains connus et reconnus. Il en existe même une liste exhaustive sur Wikipedia. Mais le deuil dont on parle ici, c’est celui, pour son propriétaire, d’un symbole de liberté : un camion Mack, modèle B 1958, acheté il y a une vingtaine d’années. Le proprio en question, c’est l’anthropologue, chroniqueur, homme de radio Serge Bouchard et son livre s’intitule Les yeux tristes de mon camion.

C’est qu’à quelque 70 ans, l’homme n’est plus aussi alerte, et ses jambes le font tant souffrir qu’il se déplace avec une canne. Bref, il ne peut même plus monter dans son camion, auquel il voue un culte étonnant pour un homme pourtant si intime avec la nature. Jeune, il a fait sa thèse de doctorat sur les « truckers ». Dans Les yeux tristes de mon camion, Bouchard se rappelle cette récente traversée Tadoussac/Baie-Sainte-Catherine à bord du Jos-Deschênes, imprégnée de la nature sauvage du Saguenay. Pourtant, ce qu’il remarque et ce qui l’occupera d’une rive à l’autre, c’est « …la beauté transcendantale d’un gros camion rouge, un Mack Econodyne 2013, cabine allongée. » Et le voilà parti en une discussion improbable avec le propriétaire de la chose, pendant que les petits rorquals font des cabrioles autour du traversier.

Bref, il doit vendre son camion, Serge Bouchard, pour cause de vieillesse (Le bâton de vieillesse est un bâton mérité, p. 67). C’est lui que le dit et le raconte. D’où le titre de ce recueil de textes, dont certains sont déjà parus dans des magazines comme Nouveau Projet ou sur le site www.erudit.org, par exemple. Un recueil dans le même esprit que quatre autres publiés précédemment, dont Le moineau domestique et le remarquable C’était au temps des mammouths laineuxqui racontent des histoires de vie, présentes et passées.

Si la vieillesse, la mort et la nostalgie occupent les premières pages des Yeux tristes, on n'est pas long à voyager aux quatre coins de l’Amérique, dans l’espace et dans le temps, du Montréal Est désolant de sa jeunesse jusqu’à la Californie de sa tante Monique, tantôt à bord d’une Volkswagen coccinelle à trois cylindres (le quatrième est sauté), tantôt au volant de sa Honda Civic dont on a pu voir sur Facebook, il y a quelque jours, qu’elle a été définitivement mise au rancard après quelque 520 000 km au compteur.

Des souvenirs, des plaisirs (un fan fini de baseball et de football américain, de bonne bouffe grasse du temps des Fêtes), des inquiétudes et des angoisses sur l’avenir, de l’indignation sur le passé. Il n’est pas question de voyager avec Serge Bouchard sans parler des Leni Lepanes et autres Delaware et Massassuchetts, nations amérindiennes qui occupaient le territoire actuel d’un New York par ailleurs fondé par un certain Pierre Minuit au service des Hollandais. En fait, partout où l’on voyage dans Les yeux tristes de mon camion, il y a le souvenir de l’omniprésence des Amérindiens où que l’on fût et de ces Canadiens français que l’on retrouve du 17e au 21e siècle, premiers Blancs à sillonner les Grands Lacs, le Mississippi, le Texas, la Californie, l’Oregon, l’île de Vancouver…  Ces Langlade, Faribault, Laframboise, ce corsaire de Charles Lemoyne d’Iberville,  Pierre Lespérance ou la bande à Joseph Philibert dans la région de Saint-Louis vers les années 1850.

Il râle aussi, le Bouchard, contre « …cet avocat corrompu, ce politicien raciste qui fut la honte de ses contemporains, un homme sans compassion et sans principes, un voyou en cravate qui eut été sanctionné en des temps moins laxiste… » John A. McDonald. (p. 169) Et de poursuivre : «  La Confédération canadienne de 1867 fut le fait d’une assemblée de développeurs véreux qui cherchaient fortune dans des échafaudages de complots immobiliers et de fraudes économiques réalisés à une échelle qui dépasse l’imagination. » (Idem).

Mais qu’il se rappelle de la grandeur du territoire, de ses chers Innus d’Ekuanitshit qu’il a fréquentés, du mythique Mathieu Mestokosho dont il a fait un saisissant portrait, et l’auteur se fait poète. « Je me souviens de longues soirées d’été, heures de méditations et de contemplation, seul sur la plage, comme une chose échouée, quelque part entre Mingan et Longue-Pointe-de-Mingan. J’écoutais la tranquillité du monde, assis sur le sable fin… » (p.136)

Quelle écriture étonnante que celle de Serge Bouchard, autant dans son propos tous azimuts que dans sa syntaxe; une écriture qui nous mène de part en part de l’Amérique et de nous-mêmes. En fait, rien ne vaut Serge Bouchard pour se connaître. Une lecture aussi essentielle que passionnante.
Enfin, question de vraiment mieux nous connaître et nous reconnaître d’hier à aujourd’hui, je ne saurais trop vous recommander la lecture de ces deux ouvrages tirés de la série radiophonique radio-canadienne De remarquables oubliés, écrits à quatre mains avec la conjointe de l’auteur, Marie-Christine Lévesque :


Elles ont fait l’Amérique, de remarquables oubliés, tome 1. Montréal. Lux Éditeur, 2011. 442p.


Ils ont couru l’Amérique, de remarquables oubliés, tome 2. Montréal, Lux Éditeur, 2014, 419 p.

samedi 22 octobre 2016

Musiques pour combler l'absence


Henri Matisse, La musique 1939
Albright-Knox Art Gallery, Buffalo, New York.

Comme ma douce est partie réchauffer le Nord de son ardente présence, je sublime son absence en écoutant tant de grandes musiques que, par moments, je ne sais même plus dans quel monde je vis. La faute revient à feu Charlie Haden, contrebassiste et humaniste; à John Renbourn, gentleman guitariste, seigneur de la folk contemporaine; à ces merveilleuses jeunesses, Leyla McCalla et Charles Richard-Hamelin, et enfin, surtout dirais-je, à cet immense poète de chez nous, Leonard Cohen, qui chante et récite ce qui pourrait bien être (on ne le souhaite surtout pas) son chant du cygne. Mais quel chant!

Hommage posthume à maître Haden



« Lors de la cérémonie commémorative en l’honneur de Charlie Haden qui se tint le 12 janvier 2015 à la mairie de New York, les membres du Liberation Music Orchestra se retrouvèrent pour lui dire adieu. L’occasion de réaliser le dernier rêve de Charlie Haden était trop belle, aussi se rendirent-ils aux studios Avatar. « Nous avons répété le lundi, la cérémonie a eu lieu le mardi et le mercredi, nous sommes allés en studio », se rappelle Ruth Cameron. « On a tous senti que l’esprit de Charlie était avec nous. » Cité par Alex Duthil, Open Jazz, France Musique.

Ça a donné cet album superlatif intitulé Time/Life, qui réunit cinq compositions pour grand orchestre (c’est bien la traduction de Big Band !?) sous la férule de l’éternelle arrangeuse et chef d’orchestre, Carla Bley, qui a dirigé tous les enregistrements du LMO depuis… 50 ans ! « Carla entend la musique exactement comme j’ai envie qu’elle sonne », ne se lassait jamais de répéter Charlie Haden. Le contrebassiste a réunit six fois son Liberation Music Orchestra pour des enregistrements, chaque fois défendre une cause socio-politique qui lui tenait à cœur. En fait cinq. Ce Time/Life étant posthume, comptant deux enregistrements réalisés en concert du vivant du musicien, qui, très malade, en appelait à la beauté de la vie et à la protection de l’environnement, comme il le fait à la fin de Song for the Whales, d’une voix faible mais non moins convaincu. L’album débute par le Blue In Green de MilesDavis/Bill Evans, lui aussi en concert du vivant du contrebassiste. Sur les trois autres compositions, enregistrées à titre posthume, c’est Steve Swallow, grand ami de Haden qui le remplace. Mais avec ou sans Charlie Haden, le Liberation Music Orchestra garde sa pureté et sa personnalité; celle d’un jazz libertaire et intense, souvent mélodique, et anarchique lorsque nécessaire.

Voici les titres des six parutions du LMO :

Charlie Haden,  Liberation Music Orchestra. Impulse. 1970. Réalisé en appui aux mouvements de libération d’Amérique du Sud. Quelques grandes pointures y apparaissent comme Gato Barbieri (saxos ténor) ; Don Cherry, Cornet et flûtes ou Roswell Rudd, trombone...

Charlie Haden, The Ballad of the Fallen, EMC, 1982.  En hommage aux victimes  de la guerre civile d’Espagne avec, entre autres merveilleux musiciens, Sharon Freeman au cor français ; le Cree-Kaw Jim Pepper et son alter ego afro-américain au saxo-ténor, Dewey Redan…

Charlie Haden and the Liberation Music Orchestra. Dream Keeper. Blue Note. 1991.  Où sont invoqués les libérateurs d’Afrique et, encore, d’Amérique du Sud. Joe Lovano, ténor, Ken McIntyre, alto, Amina Claudine Myers, piano et orgue, et le Oakland Youth Chorus s’y expriment ardemment.

Charlie Haden Music Liberation Orchestra. The Montreal Tapes. Verve Records. Paru en 1999. Un des moments les plus passionnants de l’histoire du Festival International de jazz de Montréal, que cette carte blanche de huit concerts offerte à Charlie Haden à l’été 1989, qui s’est conclu par le show débridé du LMO. Tous les concerts de cette série sont disponibles sur Verve.

Charlie Haden Music Liberation Orchestra. Not In Our Name. Verve 2006. Pour dénoncer les exactions du régime de George W. Bush dont la planète subie encore les affres une décennie plus tard. Le saxophoniste alto Miguel Zenon est particulièrement remarquable !

 Charlie Haden Music Liberation Orchestra. Time/Life. Impulse (pour boucler la boucle !) 2016. Peut-être l’album le plus émouvant, intensément exigeant à l’occasion. Les saxos ténor Tony Malaby et Chris Cheek, l’altise Lori Stillman, et le trompettiste Michael Rodriguez brillent particulièrement.

Reste que dans cet univers, ce sont les femmes qui brillent le plus. Carla Bley par ses talents complices d’arrangeuse et de chef d’orchestre et Ruth Cameron, conjointe aimante et agente de Charlie Haden qui fait tant et tant pour transmettre sa mémoire. C’est à Ruth Cameron-Haden que l’on doit le si bien nommé Time/Life.

Leonard Cohen, la sombriété sereine


You Want It Darker est le 14e album de ce poète qui a voulu être folksinger alors que la folk tirait sa révérence. On écoute avec beaucoup de sérénité, ce « testament » de l’homme de 82 ans qui raconte, de sa voix grave, envoûtante mais si apaisante, sa vie dédiée à la quête d’un absolu qui l’a constamment déçu mais dont il ne garde aucun regret.

En fait, on l’écoute en boucle, cet album, à cause de son rythme lent, de cette voix grave qui  nous rentre dedans des mots définitifs, les mots d’un sage qui a eu une vie qu’on imagine libre, entièrement faite de ses choix et qui nous en donne la recette. Cherchez, cherchez le sens de la vie, mais rien ne dit que vous le trouverez. Ça n’a pas d’importance. L’important, c’est la quête, là réside le bonheur. Bon, ok, je délire un peu, mais c’est ce que je retiens de ce maître que je connais encore  si peu.

Que ce soit à travers les femmes qu’il a vénérées sa vie durant, les religions qui l’ont obsédées, où la poésie qu’il n’a cessé, jour après jour, de convoquer et de créer, Cohen livre ses dernières réflexions, comme le vieux sage qu’il est, en 9 chansons qui, cette fois, bénéficient d’arrangements dignes des textes qu’ils habillent. 

Il faut entendre le chœur et le violon hébraïsant dans la trop belle It Seemed the Better Way (Sounded like the Truth/But it’s not the truth today) et l’habillage très folk de Leaving the Table (I’m Leaving the Table/I’m out of the Game). Il faut aussi entendre la quasi monastique chanson titre, You Want It Darker, si vraie, « I’m ready my lord » que certains ont cru qu’il refaisait le coup de David Bowie, mourir avant de lancer son album. Il a dû émettre un communiqué pour annoncer qu’il était toujours. Mais selon, son fils Adam, grand artisan de cet album si remarquable, Leonard ne va quand même pas très bien.

Ici, comme ailleurs, (le Guardian le qualifie de chef-d’oeuvre) cet album est célébré comme il se doit. Faut juste l’écouter. Il fait tant de bien !

Leonard Cohen. You Want It Darker. Columbia. 2016

Ma si chère Leyla…


Ben là, on descend dans le bayou avec cette violoncelliste newyorkaise d’origine haïtienne qui veut retrouver, chez les Cajuns, les sources du français d’Amérique. Leyla McCalla qu’elle s’appelle, et ce disque, A Day for the Hunter,  A Day for the Prey, est son second opus. Le premier, Vari-colored Songs, qui se voulait un hommage au poète et écrivain Langston Hughes, s’abreuvait aux mêmes sources et aussi à celle du poète du Harlem des années 1960.

Leyla a été, en quelque sorte, recrutée par le groupe Carolina Chocolate Drops, le blue grass nègre, au tournant des années 2010, alors qu’elle jouait, sur une coin de rie de La Nouvelle-Orléans, des suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach. Impressionnées, les gouttes de chocolat l’on invité à faire partie de l’ensemble, avec lequel elle s’est produite quelques années, avant de prendre son envol en solo… en compagnie de son chum, le guitariste, banjoiste et autres cordiste saguenéen, Daniel Tremblay ! Ben oui, un Québécois. Depuis, ils sillonnent l’Amérique et l’Europe, refaisant vivre la culture francophone mais aussi anglo, du continent. Folk d’Amérique, donc.

Du folk au violoncelle ?? Ben oui, ce n’est pas une première, faut écouter Crooked Still ! Mais à la façon de Leyla, le violoncelle devient, pizzicato, quasiment un instrument de percussion tout autant qu’un accompagnateur des plus lyrique. Mais c’est le chant qui prime, chez Leyla, avec ces vieilles mélodies cajuns, haïtiennes où américaines qu’elle fait revire pour les rendre plus vraies que nature, hors du temps et des modes. « This album is dedicated to the human spirit, ever in search of freedon, love, sxafe barbor and a sense of home », écrit-elle, sur la pochette. Il a bien besoin de tout cela le human spirit actuel. Leyla McCalla est ma nouvelle héroïne, une vraie drogue!

Leyla McCalla. A Day for the Hunter, A Day for the Prey. Jazz Village Records, 2016

Folk toujours, mon coco…


Billy Bragg est un chanteur de gauche, anglais, revendicateur, râleur et collaborateur de longue du groupe américain Wilco. Ça veut dire qu’il mêle la folk, à l’occasion, au punk. Mais ce qui a attiré le Bragg dans les mailles du producteur, compositeur, chanteur, guitariste ethno-musicologue Joe Henry, c’est cette connivence commune pour la tradition folk, le rôle que le chanteur, la chanteuse d’histoires politiques, peut jouer dans les changements sociaux. Le Henry, il a produit les Ramblin’ Jack Elliott, les Carolina Chocolate Drops, le Allen Toussaint posthume, Bettye Lavette, Teddy Thompson ou Loudon Wainwright III. C’est dire qu’il en connaît un bout. Tiens, il avait aussi réalisé de dernier album de Billy, Tooth and Nail, full folk simple guitare et vois pour qu’on comprennent bien les choses qui y sont dites.

De cette identité d’esprit et de valeurs vient de naître Shine a Light, un album qui réunit les deux compères et leurs guitares, pis c’est tout. Tout c’est tout, dans tous les sens du terme et c’est bien assez ! Pour que vous compreniez bien de quoi il retourne, il vous faut savoir que cet album est sous-titré Fiel Recordings From the Great American Railroad, et ce n’est pas de la frime. Ce disque a réellement été enregistré à bord de trains au Texas, à Chicago, Los Angeles, San Antonio. Une seule chanson a été enregistrée dans un lieu fixe, un hôtel ; elle s’intitule, comme il se doit, Waitin for a Train. Ah, mais je ne vous ai pas dit qu’il s’agit de chanson de hobos, ces gens qui, trop pauvres, voyageaient, à leurs risques et périls, clandestinement abord des trains : The Midnight Special, Railroad Bill, Railroading on the Great Divide, John Henry, Hobo’s Lullaby pour ne nommer que celles-là ! C’est une partie de l’histoire américaine qui a été vécue là la et chantée d’innombrables fois. Rappelez-vous Woody Guthrie !

J’ai la chance d’avoir le vinyle et sa magnifique pochette…


John Renbourn, feu le guitariste du ciel


Quand tu veux écouter de la guitare acoustique, mélodique, moderne mais ancrée dans les temps anciens, tu écoutes John Renbourn. Le vénérable musicien anglais, décédé en 2015 d’un malaise cardiaque à l’âge de 70 ans, aura eu le temps de laisser un dernier enregistrement, en concert intime, avec son partenaire de longue date, Wizz Jones. Il s’agit, ici aussi, d’un concert à deux vois intimes et surtout, à 20 doigts magiques qui reprennent de vieux classiques de Big Bill Broonzy, Bob Dylan, Bert Jansch (son alter ego dans le groupe Pentangle). Ça s’appelle Joint Control.

Qu’ils chantent à l’occasion, est anecdotique, pas que les voix soient désagréables, au contraire, mais ce sont les sonorités savamment mêlées des deux musiciens qui charment au-delà des mots. On est ici dans le sacro-saint du folk blues anglais des années 1960 qui produit tant de grands guitaristes dont Renbourn était un des fleurons : Ralph Mc Tell, Martin Carthy, Richard Thompson, Bert Jansch pour ne nommer qu’eux. Au-delà de la nostalgie, c’est un magnifique hommage au folk anglais qui nous est offert. Profitons-en !!

John Renbourn, Wizz Jones, Joint Control. Riverboat Records. 2016

Il y a Hamelin et… Richard-Hamelin


Il s’appelle Charles Richard-Hamelin et non, Charles-Richard Hamelin et n’a, faut-il le préciser aucun lien de parenté avec Marc-André Hamelin, l’immense virtuose pianiste québécois, un des meilleurs au monde. Mais Charles, sachons-le, est sur ses traces. Bon, ok, il a, il a du chemin à faire avant de prétendre de quelque façon que ce soit à la grandeur de son aîné. Mais son deuxième prix au concours Chopin de 2015 et ce récital qui vient de paraître sur étiquette Analekta, témoignent de son indéniable talent.

Ici, on entend Beethoven, Enescu et Chopin Live, mais avec pas d’applaudissements. Et c’est tout bon. On y retrouve l’esprit de chaque compositeur et si les rondos de Beethoven passent bien, on est épaté par la Suite no. 2 du grand compositeur roumain George Enescu qu’on entend trop eu souvent au disque. Et Chopin, c’est la tasse de thé de Richard-Hamelin. Alors, on a hâte à la suite des chose, le jeune a tout bon.


Quand à l’aîné, je vous parlerai une autre fois des fabuleux quintettes pour piano et cordes de Franck et Debussy qu’il vient d’enregistrer. Magistral…

Charles richard Hamelin. Live Beethoven-Enescu-Chopin. Analekta. 2016