Ça commence par un deuil. Les deuils, ça ne manque pas en
2016, de Paul Bley à Gotlib en passant par Bowie, Benoîte Groulx, Mohamed Ali, Leonard Cohen et j’en
passe tant et tant des humains connus et reconnus. Il en existe même une liste
exhaustive sur Wikipedia. Mais le deuil dont on
parle ici, c’est celui, pour son propriétaire, d’un symbole de liberté : un
camion Mack, modèle B 1958, acheté il y a une vingtaine d’années. Le
proprio en question, c’est l’anthropologue, chroniqueur, homme de radio Serge
Bouchard et son livre s’intitule Les
yeux tristes de mon camion.
C’est qu’à quelque 70 ans, l’homme n’est plus aussi alerte, et ses jambes le font tant souffrir qu’il se déplace avec une canne. Bref, il ne
peut même plus monter dans son camion, auquel il voue un culte étonnant pour un
homme pourtant si intime avec la nature. Jeune, il a fait sa thèse de doctorat
sur les « truckers ». Dans Les yeux tristes de mon camion,
Bouchard se rappelle cette récente traversée Tadoussac/Baie-Sainte-Catherine à
bord du Jos-Deschênes, imprégnée de la nature sauvage du Saguenay. Pourtant, ce
qu’il remarque et ce qui l’occupera d’une rive à l’autre, c’est « …la
beauté transcendantale d’un gros camion rouge, un Mack Econodyne 2013, cabine
allongée. » Et le voilà parti en une discussion improbable avec le
propriétaire de la chose, pendant que les petits rorquals font des cabrioles
autour du traversier.
Bref, il doit vendre son camion, Serge Bouchard, pour cause
de vieillesse (Le bâton de vieillesse est un bâton mérité, p. 67). C’est lui que le
dit et le raconte. D’où le titre de ce recueil de textes, dont certains sont
déjà parus dans des magazines comme Nouveau Projet ou sur le site www.erudit.org, par exemple. Un recueil dans
le même esprit que quatre autres publiés précédemment, dont Le
moineau domestique et le remarquable C’était
au temps des mammouths laineux, qui racontent des histoires de vie, présentes et passées.
Si la vieillesse, la mort et la nostalgie occupent les
premières pages des Yeux tristes, on n'est pas long à voyager aux quatre coins de l’Amérique, dans l’espace et dans le
temps, du Montréal Est désolant de sa jeunesse jusqu’à la Californie de sa
tante Monique, tantôt à bord d’une Volkswagen coccinelle à trois cylindres (le
quatrième est sauté), tantôt au volant de sa Honda Civic dont on a pu voir sur
Facebook, il y a quelque jours, qu’elle a été définitivement mise au rancard
après quelque 520 000 km au compteur.
Des souvenirs, des plaisirs (un fan fini de baseball et de
football américain, de bonne bouffe grasse du temps des Fêtes), des inquiétudes
et des angoisses sur l’avenir, de l’indignation sur le passé. Il n’est pas
question de voyager avec Serge Bouchard sans parler des Leni Lepanes et autres
Delaware et Massassuchetts, nations amérindiennes qui occupaient le territoire
actuel d’un New York par ailleurs fondé par un certain Pierre Minuit au service
des Hollandais. En fait, partout où l’on voyage dans Les yeux tristes de mon camion, il y a le souvenir de
l’omniprésence des Amérindiens où que l’on fût et de ces Canadiens français que
l’on retrouve du 17e au 21e siècle, premiers Blancs à
sillonner les Grands Lacs, le Mississippi, le Texas, la Californie, l’Oregon,
l’île de Vancouver… Ces Langlade,
Faribault, Laframboise, ce corsaire de Charles Lemoyne d’Iberville, Pierre Lespérance ou la bande à Joseph
Philibert dans la région de Saint-Louis vers les années 1850.
Il râle aussi, le Bouchard, contre « …cet avocat
corrompu, ce politicien raciste qui fut la honte de ses contemporains, un homme
sans compassion et sans principes, un voyou en cravate qui eut été sanctionné
en des temps moins laxiste… » John A. McDonald. (p. 169) Et de
poursuivre : « La Confédération canadienne de 1867 fut le fait d’une
assemblée de développeurs véreux qui cherchaient fortune dans des échafaudages
de complots immobiliers et de fraudes économiques réalisés à une échelle qui
dépasse l’imagination. » (Idem).
Mais qu’il se rappelle de la grandeur du territoire, de ses
chers Innus d’Ekuanitshit qu’il a fréquentés, du mythique Mathieu Mestokosho
dont il a fait un saisissant
portrait, et l’auteur se fait poète. « Je me souviens de longues
soirées d’été, heures de méditations et de contemplation, seul sur la plage, comme
une chose échouée, quelque part entre Mingan et Longue-Pointe-de-Mingan.
J’écoutais la tranquillité du monde, assis sur le sable fin… » (p.136)
Quelle écriture étonnante que celle de Serge Bouchard,
autant dans son propos tous azimuts que dans sa syntaxe; une écriture qui nous
mène de part en part de l’Amérique et de nous-mêmes. En fait, rien ne vaut
Serge Bouchard pour se connaître. Une lecture aussi essentielle que
passionnante.
Enfin, question de vraiment mieux nous connaître et nous reconnaître d’hier à aujourd’hui, je ne saurais trop vous recommander la
lecture de ces deux ouvrages tirés de la série radiophonique radio-canadienne
De remarquables oubliés, écrits à quatre mains avec la conjointe de
l’auteur, Marie-Christine Lévesque :
Elles ont
fait l’Amérique, de remarquables oubliés, tome 1. Montréal. Lux
Éditeur, 2011. 442p.
Ils ont
couru l’Amérique, de remarquables oubliés, tome 2. Montréal, Lux
Éditeur, 2014, 419 p.
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