lundi 5 décembre 2016

Les yeux tristes de Serge Bouchard



Ça commence par un deuil. Les deuils, ça ne manque pas en 2016, de Paul Bley à Gotlib en passant par Bowie, Benoîte Groulx,  Mohamed Ali, Leonard Cohen et j’en passe tant et tant des humains connus et reconnus. Il en existe même une liste exhaustive sur Wikipedia. Mais le deuil dont on parle ici, c’est celui, pour son propriétaire, d’un symbole de liberté : un camion Mack, modèle B 1958, acheté il y a une vingtaine d’années. Le proprio en question, c’est l’anthropologue, chroniqueur, homme de radio Serge Bouchard et son livre s’intitule Les yeux tristes de mon camion.

C’est qu’à quelque 70 ans, l’homme n’est plus aussi alerte, et ses jambes le font tant souffrir qu’il se déplace avec une canne. Bref, il ne peut même plus monter dans son camion, auquel il voue un culte étonnant pour un homme pourtant si intime avec la nature. Jeune, il a fait sa thèse de doctorat sur les « truckers ». Dans Les yeux tristes de mon camion, Bouchard se rappelle cette récente traversée Tadoussac/Baie-Sainte-Catherine à bord du Jos-Deschênes, imprégnée de la nature sauvage du Saguenay. Pourtant, ce qu’il remarque et ce qui l’occupera d’une rive à l’autre, c’est « …la beauté transcendantale d’un gros camion rouge, un Mack Econodyne 2013, cabine allongée. » Et le voilà parti en une discussion improbable avec le propriétaire de la chose, pendant que les petits rorquals font des cabrioles autour du traversier.

Bref, il doit vendre son camion, Serge Bouchard, pour cause de vieillesse (Le bâton de vieillesse est un bâton mérité, p. 67). C’est lui que le dit et le raconte. D’où le titre de ce recueil de textes, dont certains sont déjà parus dans des magazines comme Nouveau Projet ou sur le site www.erudit.org, par exemple. Un recueil dans le même esprit que quatre autres publiés précédemment, dont Le moineau domestique et le remarquable C’était au temps des mammouths laineuxqui racontent des histoires de vie, présentes et passées.

Si la vieillesse, la mort et la nostalgie occupent les premières pages des Yeux tristes, on n'est pas long à voyager aux quatre coins de l’Amérique, dans l’espace et dans le temps, du Montréal Est désolant de sa jeunesse jusqu’à la Californie de sa tante Monique, tantôt à bord d’une Volkswagen coccinelle à trois cylindres (le quatrième est sauté), tantôt au volant de sa Honda Civic dont on a pu voir sur Facebook, il y a quelque jours, qu’elle a été définitivement mise au rancard après quelque 520 000 km au compteur.

Des souvenirs, des plaisirs (un fan fini de baseball et de football américain, de bonne bouffe grasse du temps des Fêtes), des inquiétudes et des angoisses sur l’avenir, de l’indignation sur le passé. Il n’est pas question de voyager avec Serge Bouchard sans parler des Leni Lepanes et autres Delaware et Massassuchetts, nations amérindiennes qui occupaient le territoire actuel d’un New York par ailleurs fondé par un certain Pierre Minuit au service des Hollandais. En fait, partout où l’on voyage dans Les yeux tristes de mon camion, il y a le souvenir de l’omniprésence des Amérindiens où que l’on fût et de ces Canadiens français que l’on retrouve du 17e au 21e siècle, premiers Blancs à sillonner les Grands Lacs, le Mississippi, le Texas, la Californie, l’Oregon, l’île de Vancouver…  Ces Langlade, Faribault, Laframboise, ce corsaire de Charles Lemoyne d’Iberville,  Pierre Lespérance ou la bande à Joseph Philibert dans la région de Saint-Louis vers les années 1850.

Il râle aussi, le Bouchard, contre « …cet avocat corrompu, ce politicien raciste qui fut la honte de ses contemporains, un homme sans compassion et sans principes, un voyou en cravate qui eut été sanctionné en des temps moins laxiste… » John A. McDonald. (p. 169) Et de poursuivre : «  La Confédération canadienne de 1867 fut le fait d’une assemblée de développeurs véreux qui cherchaient fortune dans des échafaudages de complots immobiliers et de fraudes économiques réalisés à une échelle qui dépasse l’imagination. » (Idem).

Mais qu’il se rappelle de la grandeur du territoire, de ses chers Innus d’Ekuanitshit qu’il a fréquentés, du mythique Mathieu Mestokosho dont il a fait un saisissant portrait, et l’auteur se fait poète. « Je me souviens de longues soirées d’été, heures de méditations et de contemplation, seul sur la plage, comme une chose échouée, quelque part entre Mingan et Longue-Pointe-de-Mingan. J’écoutais la tranquillité du monde, assis sur le sable fin… » (p.136)

Quelle écriture étonnante que celle de Serge Bouchard, autant dans son propos tous azimuts que dans sa syntaxe; une écriture qui nous mène de part en part de l’Amérique et de nous-mêmes. En fait, rien ne vaut Serge Bouchard pour se connaître. Une lecture aussi essentielle que passionnante.
Enfin, question de vraiment mieux nous connaître et nous reconnaître d’hier à aujourd’hui, je ne saurais trop vous recommander la lecture de ces deux ouvrages tirés de la série radiophonique radio-canadienne De remarquables oubliés, écrits à quatre mains avec la conjointe de l’auteur, Marie-Christine Lévesque :


Elles ont fait l’Amérique, de remarquables oubliés, tome 1. Montréal. Lux Éditeur, 2011. 442p.


Ils ont couru l’Amérique, de remarquables oubliés, tome 2. Montréal, Lux Éditeur, 2014, 419 p.

Aucun commentaire: