lundi 9 février 2015

Port-Soudan ou l'amour à mort!!!


Je viens de relire, pour la troisième fois, si mon souvenir est bon, Port-Soudan, d’Olivier Rolin; un très grand petit roman sur la perte amoureuse. Une histoire tragique et belle comme il ne s’en écrit plus, magnifiée d’une écriture à la fois simple et riche de culture qu’on voit rarement de nos jours.

Ça commence ainsi : « C'est à Port-Soudan que j'appris la mort de A. Les hasards de la poste dans ces pays firent que la nouvelle m'en parvint assez longtemps après que mon ami eut cessé de vivre. Un fonctionnaire déguenillé, défiguré par la lèpre, porteur d'un gros revolver noir dont l'étui était noué à la ceinture par une lanière de fouet en buffle tressé, me remit la lettre vers la fin du jour. Son visage sans lèvres, aux oreilles en crêtes de coq, était un perpétuel ricanement. On eût dit son corps sculpté dans le bois sardonique d'une danse macabre. Comme presque tous ceux qui survivaient dans la ville, son office principal était d'ailleurs le racket et l'assassinat. Comment s'était-il procuré le pli, je l'ignore. Peut-être l'avait-il volé à la Mort elle-même. »

Port-Soudan a mérité de Prix Femina en 1994, année de sa parution. Si ce n’avait été que de moi, il aurait aussi reçu le Goncourt et le Renaudot. Dans cette histoire sombre et tragique, tout séduit. L’intelligence de la langue, la structure du texte et la complexité des sentiments humains, l’essence de la littérature, l’hypocrisie du milieu littéraire et, pour l’essentiel, de désespoir infini de la mort de l’amour qui mène, sans issue, à la mort, point.

L’auteur
Photo : Babelio.com

Olivier Rolin, écrivain français né en 1947 et ayant grandi au Sénégal, diplômé en philosophie et en lettres, a publié 11 romans, dont le dernier, Le météorologue paru, en 2014, a lui aussi été salué par la critique. Il a aussi publié une dizaine de récits géographiques, dont Sibérie en 2011, qui n’a pu qu’influencer ou même être à l’origine du Météorologue, histoire d’un homme exterminé dans les camps staliniens dans les années 1930.

L’écriture de Rolin est empreinte d’une vaste culture en même temps qu’une économie de mots étonnante…malgré des phrases souvent longues.

Celle-ci, par exemple, particulièrement tortueuse : « Et cette perversion de l’amour était si étrange et en fin de compte si morbide qu’il lui était arrivé de se demander si au moment où elle l’avait quitté elle ne s’imaginait pas être plus que jamais éprise de lui, si même elle ne l’était pas en effet, de la seule façon qu’elle eût d’éprouver profondément l’amour et qui était d’ôter toute réalité, toute existence charnelle et contingente à son objet. » (p. 69)

D’autres, cependant, sont remarquablement concises : « Cela faisait bien des années que j’avais désappris l’hiver. » (p. 19)

L’histoire

Le Narrateur, jamais nommé, apprend presque par hasard, de Port-Soudan où il est en quelque sorte maître de port, la mort de son ami A. La missive a été envoyée par la femme de ménage de l’ami qui a trouvé l’adresse dans l’en-tête d’une lettre qui commençait ainsi : « Cher ami, »… C’est tout.
Dès lors, le Narrateur retourne à Paris (en bateau, évidemment) où il a vécu intensément la fièvre de mai 1968 en compagnie de A., pour tenter de comprendre ce qui lui est arrivé. Il apporte avec lui un cahier avec l’intention de rédiger la lettre que son ami aurait pu écrire.

On le saura tout de suite, A. s’est suicidé par amour. Où plutôt, est mort de son amour qui l’a abandonné. Bref, une fois l’amour partie, la vie de A. déchut inexorablement.

S’en suit toute une série de rencontres avec des gens qui ont connu l’homme et son amour comme en périphérie, par fine observation (la femme de ménage), par vil commérage (la concierge, par inclinaison (Ouria, l’aide soignante), avec philosophie (l’ornithologue au guano). Sans oublier le narrateur de qui, plus le récit avance, plus on comprend qu’il lui est arrivé semblable tragédie qui l’a fait échouer à Port-Soudan.

« Ouria ne savait rien de bien précis sur la catastrophe qui avait fait s’effondrer la vie de A. : Celui-ci ne lui avait guère fait de confidences, qu’elle n’avait d’ailleurs guère sollicitées. Elle savait d’ailleurs qu’une femme l’ayant quitté, le monde avait cessé de lui paraître justifier la somme d’efforts qu’il fallait fournir pour s’y maintenir en vie. Car, me dit-elle, usant cette fois d’une autre genre de métaphore, vivre était devenu aussi difficile, aussi harassant pour lui que pour un poisson tiré de l’eau, et que l’air que nous respirons asphyxie. » p. 68

L’amour en question, elle, ne sera jamais nommée, sinon qu’il s’agit d’une jeune fille gracile, bien plus jeune que son amant. La femme de ménage (La femme de ménage était une personne au visage usé et doux comme un vieux savon, p.19), qui n’avait connu d’elle que ses vêtements et ses objets, l’imaginait ainsi : « …marchant le long du trottoir en faisant attention à ne pas poser le pied sur la jointure d’une dalle. Légère, rêveuse, accaparée par ce jeu enfantin… » (p.20). L’ornithologue qui se souvenait d’elle, si fragile, si gracieuse, la qualifie de mésange nonette.

« Qu’est-il arrivé? » ne cesse de se demander le Narrateur. Lui, A., venait de l’histoire et de la littérature et elle, la mésange, du monde de l’instantané, de la modernité sans mémoire. « À l’instant où ils se tenaient l’un à l’autre noués sous les candélabres blancs et roses des marronniers en fleurs, elle l’avait déjà trahi en son cœur puisqu’elle le trahirait un jour, que ce ne serait pas l’épée de la mort qui les séparerait mais la platitude de la vie bourgeoise. Dès l’instant qu’ils s’aimèrent, dans toute la force, l’excès de leur amour, le dégradant, le niant secrètement, il y avait cette semence de vulgaire trahison, puisque enfin cela advint : et que ceux qui ne comprennent pas ce que je dis, et je sais qu’il n’en manquera pas, me pardonnent, mais c’est l’idée que je me forme de la passion. (p. 106)
Ayant rempli son cahier des déboires appris de la vie de A. et de ses propres souvenirs de vie amoureuse déchue, le Narrateur retourne à Port-Soudan, plus violente que jamais, avec sa mer remplie de requins, les épaves de son port, et où, dans une des cases jouxtant sa maison, « …on torture à la petite semaine, sans véritable conviction, plutôt par habitude, mais de bon cœur cependant. Pour être suspecté d’être de collusion avec les rebelles du Sud, il suffit d’être Noir. » (p. 120)

« Les esprits légers, ceux qui n’ont jamais éprouvé la violence des sentiments, jugeront peut-être avec sévérité son apparente faiblesse (celle de A.). C’est qu’ils ne connaissent pas le sacrifice complet que l’on fait de soi dans l’amour, ni ce qu’il y a de grand dans cette renonciation. Il y a toujours de la bassesse à accepter d’être dominé par qui fait de la contrainte l’instrument de son pouvoir. Il n’y en a jamais dans la reconnaissance de la dépendance amoureuse, parce que le principe de celle-ci n’est pas la crainte mais, selon l’enseignement que je relis de Platon, le noble désir de s’immortaliser, d’engendrer dans la beauté selon le corps et selon l’âme : et cette aspiration fût-elle bafouée, vaincue, ce qui est défait n’en est pas moins notre façon de participer au monde des dieux. » Amen.
Olivier Rolin, Port-Soudan. Paris, Éditions du Seuil, 1994. 125p.

Pour en savoir plus…
Le site de Claudine Lodier avec l’aimable autorisation de l’auteur, dit-elle.
Le site de France-culture, où on recense fictions, littérature, entrevues…

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