Je viens de relire, pour la troisième fois, si mon souvenir
est bon, Port-Soudan,
d’Olivier Rolin; un très grand petit roman sur la perte amoureuse. Une histoire
tragique et belle comme il ne s’en écrit plus, magnifiée d’une écriture à la
fois simple et riche de culture qu’on voit rarement de nos jours.
Ça commence ainsi : « C'est à Port-Soudan que j'appris la mort de A. Les hasards de la poste dans
ces pays firent que la nouvelle m'en parvint assez longtemps après que mon ami
eut cessé de vivre. Un fonctionnaire déguenillé, défiguré par la lèpre, porteur
d'un gros revolver noir dont l'étui était noué à la ceinture par une lanière de
fouet en buffle tressé, me remit la lettre vers la fin du jour. Son visage sans
lèvres, aux oreilles en crêtes de coq, était un perpétuel ricanement. On eût
dit son corps sculpté dans le bois sardonique d'une danse macabre. Comme
presque tous ceux qui survivaient dans la ville, son office principal était
d'ailleurs le racket et l'assassinat. Comment s'était-il procuré le pli, je
l'ignore. Peut-être l'avait-il volé à la Mort elle-même. »
Port-Soudan a mérité de Prix Femina en 1994, année de sa
parution. Si ce n’avait été que de moi, il aurait aussi reçu le Goncourt et le
Renaudot. Dans cette histoire sombre et tragique, tout séduit. L’intelligence
de la langue, la structure du texte et la complexité des sentiments humains,
l’essence de la littérature, l’hypocrisie du milieu littéraire et, pour
l’essentiel, de désespoir infini de la mort de l’amour qui mène, sans issue, à
la mort, point.
L’auteur
Photo : Babelio.com
Olivier Rolin, écrivain français né en 1947 et ayant grandi
au Sénégal, diplômé en philosophie et en lettres, a publié 11 romans, dont le dernier,
Le
météorologue paru, en 2014, a lui aussi été salué par la critique. Il a
aussi publié une dizaine de récits géographiques, dont Sibérie en 2011, qui n’a
pu qu’influencer ou même être à l’origine du Météorologue, histoire d’un homme
exterminé dans les camps staliniens dans les années 1930.
L’écriture de Rolin est empreinte d’une vaste culture en
même temps qu’une économie de mots étonnante…malgré des phrases souvent
longues.
Celle-ci, par exemple, particulièrement tortueuse :
« Et cette perversion de l’amour était si étrange et en fin de compte si
morbide qu’il lui était arrivé de se demander si au moment où elle l’avait
quitté elle ne s’imaginait pas être plus que jamais éprise de lui, si même elle
ne l’était pas en effet, de la seule façon qu’elle eût d’éprouver profondément
l’amour et qui était d’ôter toute réalité, toute existence charnelle et
contingente à son objet. » (p. 69)
D’autres, cependant, sont remarquablement concises :
« Cela faisait bien des années que j’avais désappris l’hiver. » (p.
19)
L’histoire
Le Narrateur, jamais nommé, apprend presque par hasard, de
Port-Soudan où il est en quelque sorte maître de port, la mort de son ami A. La
missive a été envoyée par la femme de ménage de l’ami qui a trouvé l’adresse
dans l’en-tête d’une lettre qui commençait ainsi : « Cher
ami, »… C’est tout.
Dès lors, le Narrateur retourne à Paris (en bateau,
évidemment) où il a vécu intensément la fièvre de mai 1968 en compagnie de A., pour
tenter de comprendre ce qui lui est arrivé. Il apporte avec lui un cahier avec
l’intention de rédiger la lettre que son ami aurait pu écrire.
On le saura tout de suite, A. s’est suicidé par amour. Où
plutôt, est mort de son amour qui l’a abandonné. Bref, une fois l’amour partie,
la vie de A. déchut inexorablement.
S’en suit toute une série de rencontres avec des gens qui
ont connu l’homme et son amour comme en périphérie, par fine observation (la
femme de ménage), par vil commérage (la concierge, par inclinaison (Ouria,
l’aide soignante), avec philosophie (l’ornithologue au guano). Sans oublier le
narrateur de qui, plus le récit avance, plus on comprend qu’il lui est arrivé
semblable tragédie qui l’a fait échouer à Port-Soudan.
« Ouria ne savait rien de bien précis sur la
catastrophe qui avait fait s’effondrer la vie de A. : Celui-ci ne lui
avait guère fait de confidences, qu’elle n’avait d’ailleurs guère sollicitées.
Elle savait d’ailleurs qu’une femme l’ayant quitté, le monde avait cessé de lui
paraître justifier la somme d’efforts qu’il fallait fournir pour s’y maintenir
en vie. Car, me dit-elle, usant cette fois d’une autre genre de métaphore,
vivre était devenu aussi difficile, aussi harassant pour lui que pour un
poisson tiré de l’eau, et que l’air que nous respirons asphyxie. » p. 68
L’amour en question, elle, ne sera jamais nommée, sinon
qu’il s’agit d’une jeune fille gracile, bien plus jeune que son amant. La femme
de ménage (La femme de ménage était une personne au visage usé et doux comme un
vieux savon, p.19), qui n’avait connu d’elle que ses vêtements et ses objets,
l’imaginait ainsi : « …marchant le long du trottoir en faisant
attention à ne pas poser le pied sur la jointure d’une dalle. Légère, rêveuse,
accaparée par ce jeu enfantin… » (p.20). L’ornithologue qui se souvenait
d’elle, si fragile, si gracieuse, la qualifie de mésange nonette.
« Qu’est-il arrivé? » ne cesse de se demander le
Narrateur. Lui, A., venait de l’histoire et de la littérature et elle, la
mésange, du monde de l’instantané, de la modernité sans mémoire. « À
l’instant où ils se tenaient l’un à l’autre noués sous les candélabres blancs
et roses des marronniers en fleurs, elle l’avait déjà trahi en son cœur
puisqu’elle le trahirait un jour, que ce ne serait pas l’épée de la mort qui
les séparerait mais la platitude de la vie bourgeoise. Dès l’instant qu’ils
s’aimèrent, dans toute la force, l’excès de leur amour, le dégradant, le niant
secrètement, il y avait cette semence de vulgaire trahison, puisque enfin cela
advint : et que ceux qui ne comprennent pas ce que je dis, et je sais
qu’il n’en manquera pas, me pardonnent, mais c’est l’idée que je me forme de la
passion. (p. 106)
Ayant rempli son cahier des déboires appris de la vie de A.
et de ses propres souvenirs de vie amoureuse déchue, le Narrateur retourne à
Port-Soudan, plus violente que jamais, avec sa mer remplie de requins, les
épaves de son port, et où, dans une des cases jouxtant sa maison, « …on
torture à la petite semaine, sans véritable conviction, plutôt par habitude,
mais de bon cœur cependant. Pour être suspecté d’être de collusion avec les
rebelles du Sud, il suffit d’être Noir. » (p. 120)
« Les esprits légers, ceux qui n’ont jamais éprouvé la
violence des sentiments, jugeront peut-être avec sévérité son apparente
faiblesse (celle de A.). C’est qu’ils ne connaissent pas le sacrifice complet
que l’on fait de soi dans l’amour, ni ce qu’il y a de grand dans cette renonciation.
Il y a toujours de la bassesse à accepter d’être dominé par qui fait de la
contrainte l’instrument de son pouvoir. Il n’y en a jamais dans la
reconnaissance de la dépendance amoureuse, parce que le principe de celle-ci n’est
pas la crainte mais, selon l’enseignement que je relis de Platon, le noble
désir de s’immortaliser, d’engendrer dans la beauté selon le corps et selon l’âme :
et cette aspiration fût-elle bafouée, vaincue, ce qui est défait n’en est pas
moins notre façon de participer au monde des dieux. » Amen.
Olivier Rolin, Port-Soudan.
Paris, Éditions du Seuil, 1994. 125p.
Pour en savoir plus…
Le site de Claudine Lodier
avec l’aimable autorisation de l’auteur, dit-elle.
Le site de France-culture,
où on recense fictions, littérature, entrevues…
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