vendredi 2 janvier 2015

De ce fleuve, de ce pays et de la si nécessaire poésie


Bien souvent, dans mes écrits, sur les médias sociaux, je parle de mon fleuve, pour désigner ce Saint-Laurent que j’apprivoise assidûment depuis des décennies. Que j’arpente tout du long, de Montréal à Mingan, du Lac-Saint-Pierre à l’Anse-Pleureuse. En kayak de mer le plus souvent, des rives, autrement. Ça en titille quelques-uns, cette expression, mon fleuve. Comme si ça excluait qui que ce soit. Bien au contraire, mon fleuve c’est le nôtre à tout un chacun de nous, notre âme, notre force depuis que l’humain le fréquente, depuis, quoi, 7 000 ans?

Là, j’en parle après avoir lu le remarquable essai de Véronique Côté intitulé La vie habitable et sous-titré, Poésie en tant que combustible et désobéissances nécessaires. Il y est question du fleuve, comme ici : « Tous les jours, pendant cinq ans, j’ai planté mes yeux dans ceux du fleuve, pour guetter ses humeurs instables, ses vapeurs discrètes – et je jure que tout ce temps-là, je ne l’ai jamais vu deux fois pareil. Grandiose et multiple, éternel, changeant. Majestueux dans le grand frette, sublime dans la tiédeur des soirs d’été. Toujours beau, toujours grand. J’aimais par-dessus tout le bruit des glaces l’hiver, quand elles se figeaient et qu’il fallait que les moteurs cassent tout pour bouger, dans le fracas des eaux et des petites banquises qui brisaient. J’avais l’impression que le commencement du monde avait dû sonner comme ça; comme un bateau qui fend le gel. » [1]

(photo : Louise Séguin)

Elle aurait pu causer de son implacable calme sous le vent mort et de sa furie épeurante sous la tempête qu’elle épouvante, comme je l’ai vue si souvent, sur la Côte-Nord. Véronique Côté affirme aussi, comme d’autres, poètes, géographes, que nous sommes notre pays, qu’il nous a fait, que nous sommes à son image, façonnés à lui et qu’en conséquence, il doit être protégé de l’invasion destructrice et nuisible d’industries polluant inconsidérément.



« Ce pays de battures aux odeurs de varech séché.

«  Ce pays de marées infatigables, de sable mouillé, de bois flotté, ce pays aux mille grâces éblouissantes, parfumées, vivaces, sauvages. Debout. Entières.

« Ce pays de graminées salées, de foin de mer, de longues terres qui descendent jusqu’au fleuve.

« Ce pays d’iles imprenables.

« Ce pays de coquillages aux nacres doux, de pays d’esturgeons géants, ce pays de mouettes, de canards, de hérons.

« Ce pays de vent fou.

«Ce pays de forêts, de lichens, d’écorces, de grands arbres, de rivières frémissantes, de lacs gelés, d’ail des bois, de bleuets, d’épinettes noires, de huards, de lièvres, de perdrix.

« Ce pays de bernaches volant au-dessus de chacun de nos printemps.

« Ce pays de ciel trop grand.

« Ce pays de temps qui doute.

« Ce pays de saisons âpres, somptueuses.

« Ce pays revêche, droit, infini.

«Ce pays qui tremble dans la lumière des vastes oiseaux de mer, qui respire par le souffle puissant des rorquals, qui détale dans le pas roux des chevreuils d’Anticosti.

« Ce pays dont on vit, la plus grande partie de nos vies, et le plus clair de l’année, si éloignés.

« Ce pays qui nous manque tant. »[2]


(photo : Louise Séguin)

(photo : Louise Séguin)

Lire le « pamphlet » de Véronique Côté, je pense que c’en est un,  s’avère un indicible baume à toutes les agressions et les amputations dont nous sommes victimes depuis trop de mois, d’années, toutes atteintes aux institutions que nous nous sommes données depuis un demi siècle pour assurer protection et bien-être au plus grand nombre d’entre nous; atteintes à notre liberté et à nos droits pour répondre aux dictats du capitalisme sauvage basé sur un individualisme forcené qui n’a que faire des laissés-pour-compte. Jusqu’à l’école de plus en plus conçue pour répondre aux besoins des entreprises et non pour apprendre à penser et à juger ce qui est bon pour tous et chacun. Et la poésie pour contrer cette intrusion massive?

Oui, parce que la poésie n’est pas que forme, elle est aussi images, imagination, éclair de la pensée… « Je dis que nous avons besoin de poésie comme nous avons besoin de beauté, de lumière et de nos voisins », écrit-elle. Et d’en faire parler la psychologue (Cécile El Mehdi), l’anthropologue (Serge Bouchard, dans une envolée magnifique), le philosophe (Daniel Weinstock), le cinéaste (Hugo Latulippe), l’artiste militante (Catherine Dorion)…

Voilà mon livre de chevet pour un bon bout de temps.








[1] Véronique Côté. La vie habitable, poésie en tant que combustible et désobéissancesnécessaires. L’Atelier 10, coll. Documents, no 06. P. 56
[2] p. 64

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