Bien souvent, dans mes écrits, sur les médias sociaux, je parle de mon fleuve, pour désigner ce Saint-Laurent que j’apprivoise
assidûment depuis des décennies. Que j’arpente tout du long, de Montréal à
Mingan, du Lac-Saint-Pierre à l’Anse-Pleureuse. En kayak de mer le plus souvent, des rives, autrement. Ça en titille quelques-uns,
cette expression, mon fleuve. Comme si ça excluait qui que ce soit. Bien au
contraire, mon fleuve c’est le nôtre à tout un chacun de nous, notre âme, notre
force depuis que l’humain le fréquente, depuis, quoi, 7 000 ans?
Là, j’en parle après avoir lu le remarquable essai de
Véronique Côté intitulé La vie habitable et sous-titré, Poésie
en tant que combustible et désobéissances nécessaires. Il y est question
du fleuve, comme ici : « Tous les jours, pendant cinq ans, j’ai
planté mes yeux dans ceux du fleuve, pour guetter ses humeurs instables, ses
vapeurs discrètes – et je jure que tout ce temps-là, je ne l’ai jamais vu deux
fois pareil. Grandiose et multiple, éternel, changeant. Majestueux dans le
grand frette, sublime dans la tiédeur des soirs d’été. Toujours beau, toujours
grand. J’aimais par-dessus tout le bruit des glaces l’hiver, quand elles se
figeaient et qu’il fallait que les moteurs cassent tout pour bouger, dans le
fracas des eaux et des petites banquises qui brisaient. J’avais l’impression
que le commencement du monde avait dû sonner comme ça; comme un bateau qui fend
le gel. » [1]
(photo : Louise Séguin)
Elle aurait pu causer de son implacable calme sous le
vent mort et de sa furie épeurante sous la tempête qu’elle épouvante, comme je
l’ai vue si souvent, sur la Côte-Nord. Véronique Côté affirme aussi, comme
d’autres, poètes, géographes, que nous sommes notre pays, qu’il
nous a fait, que nous sommes à son image, façonnés à lui et qu’en conséquence,
il doit être protégé de l’invasion destructrice et nuisible d’industries
polluant inconsidérément.
« Ce pays de battures aux odeurs de varech séché.
« Ce pays de marées infatigables, de sable mouillé, de
bois flotté, ce pays aux mille grâces éblouissantes, parfumées, vivaces,
sauvages. Debout. Entières.
« Ce pays de graminées salées, de foin de mer, de
longues terres qui descendent jusqu’au fleuve.
« Ce pays d’iles imprenables.
« Ce pays de coquillages aux nacres doux, de pays
d’esturgeons géants, ce pays de mouettes, de canards, de hérons.
« Ce pays de vent fou.
«Ce pays de forêts, de lichens, d’écorces, de grands arbres,
de rivières frémissantes, de lacs gelés, d’ail des bois, de bleuets, d’épinettes
noires, de huards, de lièvres, de perdrix.
« Ce pays de bernaches volant au-dessus de chacun de
nos printemps.
« Ce pays de ciel trop grand.
« Ce pays de temps qui doute.
« Ce pays de saisons âpres, somptueuses.
« Ce pays revêche, droit, infini.
«Ce pays qui tremble dans la lumière des vastes oiseaux de
mer, qui respire par le souffle puissant des rorquals, qui détale dans le pas
roux des chevreuils d’Anticosti.
« Ce pays dont on vit, la plus grande partie de nos
vies, et le plus clair de l’année, si éloignés.
« Ce pays qui nous manque tant. »[2]
(photo : Louise Séguin)
(photo : Louise Séguin)
Lire le « pamphlet » de Véronique Côté, je pense
que c’en est un, s’avère un
indicible baume à toutes les agressions et les amputations dont nous sommes
victimes depuis trop de mois, d’années, toutes atteintes aux institutions que
nous nous sommes données depuis un demi siècle pour assurer protection et
bien-être au plus grand nombre d’entre nous; atteintes à notre liberté et à nos
droits pour répondre aux dictats du capitalisme sauvage basé sur un individualisme
forcené qui n’a que faire des laissés-pour-compte. Jusqu’à l’école de plus en
plus conçue pour répondre aux besoins des entreprises et non pour apprendre à
penser et à juger ce qui est bon pour tous et chacun. Et la poésie pour contrer
cette intrusion massive?
Oui, parce que la poésie n’est pas que forme, elle est aussi
images, imagination, éclair de la pensée… « Je dis que nous avons besoin
de poésie comme nous avons besoin de beauté, de lumière et de nos
voisins », écrit-elle. Et d’en faire parler la psychologue (Cécile El
Mehdi), l’anthropologue (Serge Bouchard, dans une envolée magnifique), le
philosophe (Daniel Weinstock), le cinéaste (Hugo Latulippe), l’artiste
militante (Catherine Dorion)…
Voilà mon livre de chevet pour un bon bout de temps.
[1] Véronique
Côté. La vie habitable, poésie en tant que combustible et désobéissancesnécessaires. L’Atelier 10, coll. Documents, no 06. P. 56
[2] p. 64
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