jeudi 26 mars 2020

216, Arago Est, (5) La Côte-de-la-Négresse

Photo: archives de la ville de Québec.

Autant le dire tout de suite, la Côte-de-la-Négresse n'a jamais existé ailleurs que dans l'imagination d'une ou deux générations qui la voisinait, coin Arago est, dans le quartier Saint-Roch de Québec. Elle existait cependant totalement dans la mienne qui n'ai vraiment appris son vrai nom que lorsque j'ai su lire. Sur l'affiche, c'était écrit, et ça l'est toujours, Côte-Badelard.

Aujourd'hui piétonnière, luxuriante tout l'été, elle s'affiche quasiment comme un parc où la circulation automobile est interdite (à moins que ça n'ait changé dernièrement). C'est un magnifique lieu urbain qui relie la basse et la haute-ville, au milieu duquel trône un imposant escalier de bois qui semble exister depuis la nuit des temps et qui est constamment rénové.

Quand j'étais petit, les années 1950, la côte n'était fermée que l'hiver et devenait, pour les ti-culs, notre terrain de jeu hivernal.  Avec les Bérubé, Drolet, Marcoux, Lagacé, on était quelques dizaines à la dévaler à nos risques et périls. La côte avec son virage quasiment à 180 degrés, était un vrai défi pour nos traineaux et nos traînes sauvages, enfin pour les pilotes en herbe que nous étions. En effet, le muret de ciment qui bordait le virage n'avait pas un mètre de haut. En hiver, ce mètre disparaissait sous la neige et le danger était réel de le franchir et de débouler dans le cap jusqu'aux maisons en contrebas. Si c'était haut? Pas mal plus haut que les maisons à deux ou trois étages où l'on risquait de plonger au fond des cours. Faque, on montait l'escalier qui était notre téléférique et on déboulait jusqu'en bas.

Photo Louis Lanouette : archives de la ville de Québec.

D'ailleurs, plié à 90 degrés, le mur se prolongeait tout le long de la côte. Et nous, été comme hiver on marchait dessus sans vergogne au mépris du danger. Me souviens pas que quiconque s'y soit sérieusement cassé la gueule...

-M'man, Coco pis moé, on s'en va glisser dans côte da Négresse.

Tout le monde l'appelait comme ça, sans poser de question. Alors quand j'ai su suffisamment lire pour comprendre l'affiche toponymique, j'ai demandé à ma mère...

- C'est quoi, ça, la côte Badelard?
- Ben, c'est là où t'es toujours fourré pour jouer.
- Ben non, ça c'est la côte da Négresse...
- Ouais, bon... y aurait eu une négresse qui aurait resté dans maison ousque vit ton ami Denis   Morissette aujourd'hui.
- ...
Je n'ai pas été long à aller raconter à mes amis cette histoire. Ça a l'air qui avait juste moi pis mes 6 ans qui ne savaient pas qu'une dame noire aurait vendu ses charmes en ce lieu en des temps si immémoriaux et imprécis qu'on n'en savait pas plus. Sur le coup, je n'ai bien sûr rien compris à cette explication. C'était devenu, dans l'esprit populaire et dans le mien, la Côte-de-la-Négresse où, ado, j'allais fumer un joint avec mon frère et un peu, si peu, jouer timidement avec les seins d'une voisine...

En tout cas, cette mystérieuse dame n'était pas la maîtresse de mon grand-père Beaulieu. Celle de qui ma mère et sa soeur Yolande avait réglé le cas quand elles ont eu vent de la chose. Mais ça, c'est une autre histoire...


Un peu d'histoire à propos de la Côte Badelard, voir Mon Saint-Roch




lundi 2 mars 2020

MONK!




Dans l’histoire de la musique, aucun pianiste ne ressemble à Thelonious « Sphere » Monk. Je ne parle pas de son physique, quoi que…, mais de son jeu, de sa technique. Né en Caroline du Nord mais arrivé très jeune à New York, il prendra d’abord des cours de piano classique (ses deux parents jouaient du piano, ça incite). Mais il préférera de loin le swing stride des leçons d’Alberta Simmons et celui des musiques d’église auxquelles il participe en accompagnant sa mère jusque vers sa vingtième année.

Sa technique, à Thelonious, est totalement inorthodoxe. Doigts allongés, raides, il frappe le clavier comme s’il avait des maillets de vibraphones dans les mains. Il n’aime rien moins que le swing et même ses ballades, lorsqu’il en joue, s’en ressentent. Pas un romantique, Melodious. Cette dévotion au swing hérité du blues et de la musique d’église, il en fera son pain et son beurre tant que la folie ne le cloîtra pas dans un mutisme absolu. Thelonious Sphere Monk est et, au fond, a toujours été un musicien de jazz. L’improvisation le définit. S’il a toujours dit n’avoir subi aucune influence, ni même celle des Charlie Parker et Dizzie Gillespie ses contemporains, ou de Duke Ellington qu’il admire profondément, il n’aurait jamais, jamais connu la carrière et la renommée qui fut la sienne sans les femmes de sa vie : sa mère Barbara, sa femme Nellie (une vraie sainte!!) et la baronne Kathleen Annie Pannonica de Koenigswarter, riche héritière de la branche anglaise de la famille Rothschild.

C’est sur cette relation des plus étonnante que repose le magnifique roman graphique de Youssef Daooudi, MONK!, Thelonious, Pannocica… une amitié, une révolution musicale,* publié aux Éditions Martin de Halleux.

La baronne est, bien sûr, un personnage excentrique, à l’image de son oncle Walter qui ramenait toutes sortes d’animaux exotiques qu’il installait dans son jardin, et de son père, entomologiste un peu fou, qui parcourait le monde à la recherche de papillon rares dont l’eublemma pannonica… d’où le prénom de la baronne.

La bd, toute en or et noir... et blanc (mais le blanc, comme chacun sait, n’est pas une couleur) débute par la fin, alors que Monk, complètement hors de ses pompes et ne jouant de piano depuis plusieurs années déjà, finit ses jours chez la baronne, avec la complicité de sa femme Nellie. On fait connaissance avec la baronne qui se raconte à Thelonious. Puis on tombe dans le New York des années 1920 où s’installe la famille Monk et où grandit le jeune Thelonious au milieu de la fureur musicale qui s’empare de la ville, fin des années trente. Et c’est parti : ça danse, ça swing, joue du saxo, du piano, de la basse de la trompette, de la batterie, ça raconte des amitiés de musiciens avec les Charlie, Parker d’abord, Rouse ensuite, ce ténor qui sera sa voix durant 10 ans, avant de le quitter épuisé par la folie qui s’empare de plus en plus de Monk. Ça boit et ça se drogue itou, tout y est.




Tout au long, l’histoire est raconté de façon non linéaire, par compositions interposées ou par interventions ponctuelles de la baronne dans la vie des jazzmen et surtout de Thelonious. C’est une bd fabuleusement musicale où l’on reconnait une tonne de boppers (Mary Lou, Duke, Dizzie, Sonny Rollins, James P. Johson, et tant d'autres), l’appartement des Monk où le piano déborde dans la cuisine, où l’on sent la présence forte de Nellie qui s’accommode fort bien du soutien de la baronne dans leur vie. Parce que, voyez-vous, vivre avec un personnage dont les troubles bipolaires ne font que s’accentuer, n’est pas de tout repos. Sans Nellie, Monk n'aurait même pas survécu au quotidien.

L’album aurait tout aussi bien s’appeler Pannonica, tant le rôle et la vie de cette femme d’exception, prennent de place dans la bd et l'univers de Monk. Quoi?! Une femme blanche qui reçoit, voire entretient (?), des musiciens noirs dans des hôtels chics de NY, qui accueille un Charlie Parker dépenaillé qui ne trouve rien de mieux que de venir mourir chez elle. Pis, elle y abrite des dizaines de chats!!! Intolérable!!!! Pas besoin de dire qu’elle n'avait que faire des qu'en dira0t0on et qu'elle a dû déménager souvent!!! 



Cette bd grouille de vie, de rythmes, de musiques bop qui swinguent, des musiques que l’on voit, que l’on sent comme si on les entendait. On le lit, ce livre, en claquant des doigts sur Rythm-A-Ning, Well,You Needn’t, Monk’s Dream, et les ballades chaloupantes, Crepuscule with Nellie, Pannonica, Ruby My Dear





Merci Youssef! Au fait qui est ce Youssef Daoudi qui connait si bien son Monk? Ben, je dirais un personnage peut-être aussi étonnant que Thelonious. Si j’ai bien compris, cette bd est traduite de l’américain, son auteur est un Marocain qui a étudié en ex-URSS avant de devenir publiciste et se mettre au dessin qu’il affectionne depuis son enfance. Viendra la série Maday (sur l’aviation commerciale), participe à la série Nestor Burma de Léo Malet inaugurée par Tardi. Bref, c’est un vrai. Mais voilà, un Marocain, quand ça ne parle pas arabe ou berbère, ça cause français, non? Pas tant semble-t-il… Jeune Afrique en a fait un portait intéressant en 2009 qui fait état de son parcours jusqu’à cette date.

Alors, on comprend que la bd serait d’abord parue en anglais sous le titre de Monk!: Thelonious Pannonica, and the Friendship Behind a Musical Revolution by Youssef Daoudi (First Second), et qu’il a remporté le prix d’excellence du Pope Culture Classroom pour son œuvre.

En français, la critique est dithyrambique comme on peut le voir sur la page de l’éditeur…

Je dois à Simon Veilleux, un fan de Monk de Québec, d'avoir porté ce livre à mon attention. Je l'en remercie chaleureusement. 

Et, après cette lecture vous voulez entendre la musique de Thelonious Monk, je vous suggère deux titres de sa pléthorique production :

Monk’s Dream, disque Columbia



Thelonious Himself, Disque Prestige Riverside