jeudi 8 janvier 2015

Merci Cavanna!



Tellement pertinente cette lettre ouverte aux culs-bénis, de ce si impertinent François Cavanna, écrivain, dessinateur et journaliste qui a sévit gravement tant à Hara Kiri qu'à Charlie Hebdo. C'était donc un compagnon des Cabu, et Wolinski hier assassinés, lui qui est mort en janvier 2014, à l'âge vénérable de 90 ans. Cette harangue date de 1994 mais elle semble prémonitoire tellement elle s'avère actuelle. Pas besoin de vous dire que je souscris, j'abonde et j'épouse...

" Le vingt et unième siècle sera un siècle de persécutions et de bûchers. "

Lecteur, avant tout, je te dois un aveu. Le titre de ce livre est un attrape-couillon. Cette « lettre ouverte » ne s’adresse pas aux culs-bénits. […]

Les culs-bénits sont imperméables, inoxydables, inexpugnables, murés une fois pour toutes dans ce qu’il est convenu d’appeler leur « foi ». Arguments ou sarcasmes, rien ne les atteint, ils ont rencontré Dieu, il l’ont touché du doigt. Amen. Jetons-les aux lions, ils aiment ça.

Ce n’est donc pas à eux, brebis bêlantes ou sombres fanatiques, que je m’adresse ici, mais bien à vous, mes chers mécréants, si dénigrés, si méprisés en cette merdeuse fin de siècle où le groin de l’imbécillité triomphante envahit tout, où la curaille universelle, quelle que soit sa couleur, quels que soient les salamalecs de son rituel, revient en force partout dans le monde. […]

O vous, les mécréants, les athées, les impies, les libres penseurs, vous les sceptiques sereins qu’écœure l’épaisse ragougnasse de toutes les prêtrailles, vous qui n’avez besoin ni de petit Jésus, ni de père Noël, ni d’Allah au blanc turban, ni de Yahvé au noir sourcil, ni de dalaï-lama si touchant dans son torchon jaune, ni de grotte de Lourdes, ni de messe en rock, vous qui ricanez de l’astrologie crapuleuse comme des sectes « fraternellement » esclavagistes, vous qui savez que le progrès peut exister, qu’il est dans l’usage de notre raison et nulle part ailleurs, vous, mes frères en incroyance fertile, ne soyez pas aussi discrets, aussi timides, aussi résignés !

Ne soyez pas là, bras ballants, navrés mais sans ressort, à contempler la hideuse résurrection des monstres du vieux marécage qu’on avait bien cru en train de crever de leur belle mort.
Vous qui savez que la question de l’existence d’un dieu et celle de notre raison d’être ici-bas ne sont que les reflets de notre peur de mourir, du refus de notre insignifiance, et ne peuvent susciter que des réponses illusoires, tour à tour consolatrices et terrifiantes, vous qui n’admettez pas que des gourous tiarés ou enturbannés imposent leurs conceptions délirantes et, dès qu’ils le peuvent, leur intransigeance tyrannique à des foules fanatisées ou résignées,vous qui voyez la laïcité et donc la démocratie reculer d’année en année, victimes tout autant de l’indifférence des foules que du dynamisme conquérant des culs-bénits, […]

À l’heure où fleurit l’obscurantisme né de l’insuffisance ou de la timidité de l’école publique, empêtrée dans une conception trop timorée de la laïcité, sachons au moins nous reconnaître entre nous, ne nous laissons pas submerger, écrivons, « causons dans le poste », éduquons nos gosses, saisissons toutes les occasions de sauver de la bêtise et du conformisme ceux qui peuvent être sauvés ! […]

Simplement, en cette veille d’un siècle que les ressasseurs de mots d’auteur pour salons et vernissages se plaisent à prédire « mystique », je m’adresse à vous, incroyants, et surtout à vous, enfants d’incroyants élevés à l’écart de ces mômeries et qui ne soupçonnez pas ce que peuvent être le frisson religieux, la tentation de la réponse automatique à tout, le délicieux abandon du doute inconfortable pour la certitude assénée, et, par-dessus tout, le rassurant conformisme. Dieu est à la mode. Raison de plus pour le laisser aux  abrutis qui la suivent. […]

Un climat d'intolérance, de fanatisme, de dictature théocratique s'installe et fait tache d'huile. L'intégrisme musulman a donné le « la », mais d'autres extrémismes religieux piaffent et brûlent de suivre son exemple. Demain, catholiques, orthodoxes et autres variétés chrétiennes instaureront la terreur pieuse partout où ils dominent. Les Juifs en feront autant en Israël.

Il suffit pour cela que des groupes ultra-nationalistes, et donc s'appuyant sur les ultra-croyants, accèdent au pouvoir. Ce qui n'est nullement improbable, étant donné l'état de déliquescence accélérée des démocraties. Le vingt et unième siècle sera un siècle de persécutions et de bûchers. […]

vendredi 2 janvier 2015

De ce fleuve, de ce pays et de la si nécessaire poésie


Bien souvent, dans mes écrits, sur les médias sociaux, je parle de mon fleuve, pour désigner ce Saint-Laurent que j’apprivoise assidûment depuis des décennies. Que j’arpente tout du long, de Montréal à Mingan, du Lac-Saint-Pierre à l’Anse-Pleureuse. En kayak de mer le plus souvent, des rives, autrement. Ça en titille quelques-uns, cette expression, mon fleuve. Comme si ça excluait qui que ce soit. Bien au contraire, mon fleuve c’est le nôtre à tout un chacun de nous, notre âme, notre force depuis que l’humain le fréquente, depuis, quoi, 7 000 ans?

Là, j’en parle après avoir lu le remarquable essai de Véronique Côté intitulé La vie habitable et sous-titré, Poésie en tant que combustible et désobéissances nécessaires. Il y est question du fleuve, comme ici : « Tous les jours, pendant cinq ans, j’ai planté mes yeux dans ceux du fleuve, pour guetter ses humeurs instables, ses vapeurs discrètes – et je jure que tout ce temps-là, je ne l’ai jamais vu deux fois pareil. Grandiose et multiple, éternel, changeant. Majestueux dans le grand frette, sublime dans la tiédeur des soirs d’été. Toujours beau, toujours grand. J’aimais par-dessus tout le bruit des glaces l’hiver, quand elles se figeaient et qu’il fallait que les moteurs cassent tout pour bouger, dans le fracas des eaux et des petites banquises qui brisaient. J’avais l’impression que le commencement du monde avait dû sonner comme ça; comme un bateau qui fend le gel. » [1]

(photo : Louise Séguin)

Elle aurait pu causer de son implacable calme sous le vent mort et de sa furie épeurante sous la tempête qu’elle épouvante, comme je l’ai vue si souvent, sur la Côte-Nord. Véronique Côté affirme aussi, comme d’autres, poètes, géographes, que nous sommes notre pays, qu’il nous a fait, que nous sommes à son image, façonnés à lui et qu’en conséquence, il doit être protégé de l’invasion destructrice et nuisible d’industries polluant inconsidérément.



« Ce pays de battures aux odeurs de varech séché.

«  Ce pays de marées infatigables, de sable mouillé, de bois flotté, ce pays aux mille grâces éblouissantes, parfumées, vivaces, sauvages. Debout. Entières.

« Ce pays de graminées salées, de foin de mer, de longues terres qui descendent jusqu’au fleuve.

« Ce pays d’iles imprenables.

« Ce pays de coquillages aux nacres doux, de pays d’esturgeons géants, ce pays de mouettes, de canards, de hérons.

« Ce pays de vent fou.

«Ce pays de forêts, de lichens, d’écorces, de grands arbres, de rivières frémissantes, de lacs gelés, d’ail des bois, de bleuets, d’épinettes noires, de huards, de lièvres, de perdrix.

« Ce pays de bernaches volant au-dessus de chacun de nos printemps.

« Ce pays de ciel trop grand.

« Ce pays de temps qui doute.

« Ce pays de saisons âpres, somptueuses.

« Ce pays revêche, droit, infini.

«Ce pays qui tremble dans la lumière des vastes oiseaux de mer, qui respire par le souffle puissant des rorquals, qui détale dans le pas roux des chevreuils d’Anticosti.

« Ce pays dont on vit, la plus grande partie de nos vies, et le plus clair de l’année, si éloignés.

« Ce pays qui nous manque tant. »[2]


(photo : Louise Séguin)

(photo : Louise Séguin)

Lire le « pamphlet » de Véronique Côté, je pense que c’en est un,  s’avère un indicible baume à toutes les agressions et les amputations dont nous sommes victimes depuis trop de mois, d’années, toutes atteintes aux institutions que nous nous sommes données depuis un demi siècle pour assurer protection et bien-être au plus grand nombre d’entre nous; atteintes à notre liberté et à nos droits pour répondre aux dictats du capitalisme sauvage basé sur un individualisme forcené qui n’a que faire des laissés-pour-compte. Jusqu’à l’école de plus en plus conçue pour répondre aux besoins des entreprises et non pour apprendre à penser et à juger ce qui est bon pour tous et chacun. Et la poésie pour contrer cette intrusion massive?

Oui, parce que la poésie n’est pas que forme, elle est aussi images, imagination, éclair de la pensée… « Je dis que nous avons besoin de poésie comme nous avons besoin de beauté, de lumière et de nos voisins », écrit-elle. Et d’en faire parler la psychologue (Cécile El Mehdi), l’anthropologue (Serge Bouchard, dans une envolée magnifique), le philosophe (Daniel Weinstock), le cinéaste (Hugo Latulippe), l’artiste militante (Catherine Dorion)…

Voilà mon livre de chevet pour un bon bout de temps.








[1] Véronique Côté. La vie habitable, poésie en tant que combustible et désobéissancesnécessaires. L’Atelier 10, coll. Documents, no 06. P. 56
[2] p. 64